1. Quelle place le travail occupe-t-il en mode capitaliste de production ?
Tournons-nous, tout d'abord, vers le fondateur de l'économie politique, Adam Smith, qui écrit dans ses Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776) : "[...] la valeur d'une marchandise, pour l'individu qui la possède et qui a l'intention de ne pas en faire usage ou de ne pas la consommer lui-même mais de l'échanger contre d'autres marchandises, est égale à la quantité de travail qu'elle lui permet d'acquérir ou dont elle lui permet de disposer. Le travail est donc la mesure réelle de la valeur échangeable de toutes les marchandises." Adam Smith (1723-1790)
À y regarder de plus près, nous constatons que ce passage recèle une certaine am-biguïté : s'agit-il, pour le propriétaire de la marchandise, d'acheter une autre marchandise incorporant une même quantité de travail ? ou bien, s'agit-il, pour lui, d'acheter directe-ment une quantité de travail, c'est-à-dire l'activité d'autrui pour un temps donné ?
Qu'importe! dira-t-on peut-être... L'essentiel n'est-il pas de retenir que, pour l'économie politique, la valeur échangeable de toute marchandise est déterminée par la quantité de travail que cette marchandise incorpore... et que, réciproquement, la quantité de travail est la mesure réelle de la valeur d'échange... au sens où, n'est-ce pas? c'est lui, le travail, qui produit cette même valeur d'échange...
Serait-ce à dire que le travail seul est à l'origine de la richesse économique dont le mode capitaliste de production aime tant s'attribuer la paternité ?...
2. La condition subjective du travail
Mesure réelle de la valeur d'échange en tant qu'il en est le producteur direct et exclusif, le travail est une activité typiquement humaine : il comporte donc à la fois un versant objectif extérieurement constatable, et un versant subjectif à vivre directement, chacun des deux côtés intégrant la possibilité d'une mesure...
En ce qui concerne le versant subjectif, voici ce qu'Adam Smith souligne avec beaucoup d'à-propos : "On peut dire que des quantités égales de travail, en tout temps et en tout lieu, sont de valeur égale pour le travailleur. Dans son état normal de santé, de force et d'optimisme, dans le degré normal de son savoir-faire et de sa dextérité, il doit toujours abandonner la même portion de son loisir, de sa liberté et de son bonheur."
Aristote (384-322 av. J.-C.)
En réalité, bien sûr, la variabilité des conditions d'exercice du travail offre un éventail qui ne peut manquer de s'étendre du plus pur "farniente" jusqu'à la mort par épuisement complet de toute force de vie à la suite d'un labeur excessif. Mais ici comme ailleurs - et particulièrement depuis qu'Aristote, qui est, sur ce terrain, notre caution à tous, y a appliqué sa pensée -, c'est d'abord et avant tout la moyenne qui fait le socle - le seul possible - de la mesure.
Vient alors cette question : sur ce socle, comment la juste mesure du "loisir", de la "liberté" et du "bonheur" peut-elle s'établir ? Est-elle le fruit de la réflexion philosophique, c'est-à-dire de l'activité laborieuse spécifique du "sage" ? N'est-elle pas plutôt le résultat de l'équilibre momentané de la dialectique des luttes entre le travailleur et... son maître ? Mais alors, quel est ce maître ?...
3. Le maître du travail : sa condition subjective et ses profits
Redonnons la parole à Adam Smith : "Mais bien que d'égales quantités de travail soient toujours de valeur égale pour le travailleur, elles semblent être néanmoins, pour la personne qui l'emploie, de valeur tantôt plus grande, tantôt plus petite. Cette personne les acquiert tantôt avec une plus grande quantité de biens et tantôt avec une plus petite [...]."
C'est-à-dire que le maître obtient, pour plus ou moins cher, le sacrifice que l'ouvrier devra faire d'une "même portion de son loisir, de sa liberté, de son bonheur", contre le quantum d'argent ou de marchandises qu'il reçoit en échange de son travail.
Port de Marseille (XVIIIème siècle)
Adam Smith poursuit : "Ce qui est acheté avec de la monnaie ou avec des biens est acquis par le travail autant que ce que nous obtenons par la peine de notre corps. Cette monnaie ou ces biens en fait nous épargnent cette peine. Ils contiennent la valeur d'une certaine quantité de travail que nous échangeons contre ce qui est considéré, alors, comme contenant la valeur d'une quantité égale."
Avec Adam Smith levons enfin un dernier doute : "Les profits, pensera-t-on peut-être, ne sont qu'un nom différent pour les salaires d'une espèce donnée de travail : le travail d'inspection et de direction. Toutefois, les profits sont complètement différents, ils sont réglés par des principes tout à fait différents, et ils ne sont pas en proportion de la quantité, de la pénibilité ou de l'ingéniosité de ce prétendu travail d'inspection et de direction. Ils sont complètement réglés par la valeur du capital engagé et sont plus ou moins grands selon son importance."
Il s'agit donc, pour le maître, de s'épargner la fatigue et, n'ayant pas à mobiliser son temps pour ce pénible exercice, de conserver par-devers soi la portion correspondante de "loisir", de "liberté", de "bonheur"...
4. Le salaire, comme rémunération "subjective" du travail...
Le profit, comme rémunération "objective" du capital
Travail de la forge (XVIIIème siècle)
Comme Adam Smith vient de nous le dire, le profit se règle à proportion du capital mis en jeu. Le profit est donc d'abord un taux de profit. C'est selon le montant atteint par ce taux que se décide la réussite ou l'échec de l'investissement réalisé au début du cycle...
Quant au salaire, il se borne à rémunérer la force de travail mise en jeu dans la chair et dans l'intelligence de cet individu isolé qu'est l'ouvrier et qui n'a aucune chance, sauf à y laisser la santé puis la vie, de s'étendre au-delà de ce que lui permet la physiologie de son corps.
En réalité, cependant, si le profit doit former une "masse" conséquente, un salarié ou quelques-uns ne suffiront pas. C'est donc un vrai collectif de travail qui doit faire face à l'employeur capitaliste, et c'est le processus de travail de ce collectif qui assurera au propriétaire en titre du capital un profit qui se réglera sur l'investissement de départ à travers un pourcentage...
Pour sa part, bien sûr, le collectif rassemble des individus dont le salaire vient se mouler en général sur les limites physiques et intellectuelles les plus étroites de leurs personnes, tandis que, deci, delà, apparaît un chef d'équipe doté d'un salaire sans doute supérieur, mais toujours limité à la rémunération, au prix du marché, de l'usage de sa seule personne physique, intellectuelle... et morale, cette fois, puisqu'il y a dans la fonction d'encadrement à faire valoir les "droits" du capital...
5. Travail, profit et rente
En face des membres du collectif de travail ramenés en permanence à eux-mêmes avec un peu moins de jeunesse et un peu plus de fatigue, le capital pourra, lui, s'accroître de rotation en rotation sans qu'en rien le capitaliste ait eu à mettre directement la main à l'ouvrage, et sans qu'en tout cas le résultat ait le moindre besoin de prendre sa proportion sur quelque effort personnel que ce soit de la part du maître.
Travail aux champs (XVIIIème siècle)
Maintenant, pour atteindre le troisième grand rôle dans l'économie politique selon Adam Smith, prenons un type particulier de capitaliste : le fermier et ses ouvriers agricoles, et voyons quel rôle le célèbre Ecossais donne au propriétaire de la terre sur laquelle va s'effectuer la production agricole : "Dès que la terre d'un pays est entièrement devenue propriété privée, les propriétaires, comme tous les autres hommes, adorent récolter ce qu'ils n'ont jamais semé, et exigent une rente même pour les produits naturels de cette terre. Il s'établit, même pour le travailleur, un supplément de prix sur le bois des forêts, l'herbe des champs et tous les fruits naturels de la terre qui, lorsqu'elle était en commun, ne coûtaient à celui-ci que la peine de les ramasser."
Il s'agit de ce qui s'appelle : la rente. Or il convient de rapprocher ce passage d'un autre du même Adam Smith : "Dans l'état initial qui précède l'appropriation de la terre et l'accumulation du capital, la totalité du produit du travail appartient au travailleur. Il n'a ni propriétaire ni maître avec qui partager. Si cet état s'était prolongé, le salaire du travail aurait augmenté avec toutes les améliorations de ses puissances productives auxquelles la division du travail donne lieu. Toutes les choses seraient graduellement devenues meilleur marché."
Tiens, tiens...
6. Exploitation et rémunération du travail
Selon Adam Smith, le développement de l'appropriation privée du sol s'accompagne de l'apparition d'une rente, tandis que l'appropriation privée du capital débouche sur la formation d'un profit, les deux classes de propriétaires installant leur domination sur le travail en s'emparant d'une part de son produit...
Il importe cependant de remarquer que la domination exercée par le propriétaire du sol sur l'ouvrier agricole n'est que seconde. Celui-ci dépend uniquement du fermier qui l'emploie, lequel remet, dans un second temps, le montant de la rente au personnage dont il loue la terre.
Adam Smith (1723 - 1790)
Voici comment Adam Smith décrit les rapports qui s'établissent entre le fermier et ses ouvriers : "Dès que du capital s'est accumulé entre les mains de particuliers, quelques-uns l'emploient naturellement à mettre à l'ouvrage des gens industrieux auxquels ils fournissent matériaux et subsistance afin de réaliser un profit par la vente de leur ouvrage, c'est-à-dire grâce à ce que leur travail ajoute à la valeur des matériaux." Ce qui confirme bien que pour Adam Smith le profit prend sa source - sa seule source? - dans le travail de l'ouvrier...
Mais comment le montant de la rémunération ouvrière est-il fixé ? Réponse d'Adam Smith : "Il faut toujours qu'un homme vive de son travail, et son salaire doit être au moins suffisant pour lui permettre de subsister. Il doit même, dans la plupart des cas, être un peu plus que suffisant ; autrement le travailleur ne pourrait élever une famille, et la race de ces ouvriers ne pourrait pas se maintenir au-delà de la première génération."
Ce qui vaut dans le cas où l'ouvrier consentirait à n'être - en tant que classe - qu'un appendice, qu'un instrument au service du mode capitaliste de production...
7. Le minimum vital
Comme le souligne Adam Smith, sauf à ne pas permettre à l'ouvrier d'assurer sa subsistance et celle de sa famille, et, ainsi, à l'empêcher de se perpétuer en tant que travailleur, sa rémunération ne doit pas descendre sous un certain seuil...
Le minimum vital, quelle que soit la façon dont il se détermine, correspond précisément à la fonction sociale d'êtres humains qui accepteraient de se trouver réduits à n'être que des travailleurs, c'est-à-dire, en quelque sorte, des machines plus ou moins humanisées auxquelles, en économie politique capitaliste bien entendue, on aurait tort d'apporter plus de soins qu'elles n'en nécessitent pour continuer, d'une part, à produire de la bonne façon la richesse sociale, et, d'autre part, à se reproduire elles-mêmes (oh, merveille de la nature!) selon un rythme générationnel adéquat...
A. R. J. Turgot (1727-1781)
En tout cas, c'est à cette dernière condition que réduira les travailleurs une "force des choses" apparemment irrésistible, comme le souligne Turgot, contemporain et "ami" d'Adam Smith : "En tout genre de travail il doit arriver et il arrive en effet que le salaire de l'ouvrier se borne à ce qui lui est nécessaire pour lui procurer sa subsistance."
Au-delà de cette condition minimale, comment la richesse individuelle s'exprime-t-elle? A quoi la reconnaît-on? Adam Smith nous l'indique : "Tout homme est riche ou pauvre dans la mesure où ses moyens lui permettent de jouir des nécessités, des commodités ou et des agréments de la vie humaine."
Comment se les procure-t-il ? En en payant le prix, c'est-à-dire en offrant en échange ce qui incorpore une quantité identique de travail... Du travail de sa propre personne ?
Oui, s'il est cet ouvrier dont l'héritage réside uniquement dans un corps et dans un esprit qui en font un travailleur et rien qu'un travailleur...
Non, si comme Adam Smith en fait l'hypothèse, il s'agit de l'héritier d'une "fortune"...
8. La situation d'héritier
Cordonnier (XVIIIème siècle)
Voici donc notre "héritier" en possession de "sa" fortune... Selon Adam Smith : "Le pouvoir que cette possession lui apporte immédiatement et directe-ment est le pouvoir d'acquérir, le fait d'avoir dans une certaine mesure à sa disposition tout le travail ou tous les produits du travail qui sont alors sur le marché."
Peut-être la situation de l'héritier ne diffère-t-elle pas complètement de celle de l'ouvrier... "avoir à sa disposition tout le travail d'autrui"... S'agirait-il, par exemple, de recourir aux "services" d'un médecin qui, pendant quelques minutes, consacrera "toute" son attention à son patient ?... "tous les produits du travail qui sont alors sur le marché"... Le pain ? Le vin ? Tel ou tel ustensile ?... Tout cela peut très bien s'obtenir sans exiger la possession d'une fortune...
Regardons-y de plus près. La formule utilisée par Adam Smith est bien plus "impériale et totalitaire" que nous ne le pensions de prime abord. Elle dit : La disposition de "tout" le travail d'autrui, ou sur "tous" les produits, et, de ce "tout", nous n'avons pas même commencé d'en faire le tour.
Effectivement, en sa qualité d'acheteur, notre héritier dispose d'un choix que rien ne limite à l'intérieur de deux marchés très particuliers : celui du travail où viennent s'offrir les ouvriers, et celui des produits où il trouvera, par exemple, des matières premières et des outils de production... Il n'est bien évidemment pas question pour lui d'acheter "tout" ce qui se présente sur ces deux marchés, ni sur l'un ou l'autre des deux!... Mais l'éventail du choix forme lui-même une totalité qui est "offerte" à travers "toutes" les personnes et "tous" les produits qui viennent tenter l'aventure de l'offre et de la demande... Concurrence entre les travailleurs, vendeurs de leur force de travail ; concurrence entre les producteurs de matières premières et d'outils de production...
Faisons un pas de plus. Après avoir acquis les matières premières et les outils de production adéquats, et une fois réalisé le choix des hommes (des femmes et, parfois même, des enfants) et après l'engagement pris de verser dans un délai déterminé les salaires fixés, notre héritier va pouvoir exercer "tout" son droit de commandement sur le travail à effectuer et obtenir un droit entier de propriété sur "tout" le produit issu d'une activité où chacun paraît recevoir l'exacte mesure de ce qui lui est dû, y compris au bénéfice d'une naissance plus ou moins heureuse... ou malheureuse...
9. Monnaie et travail
A. R. J. Turgot (1727-1781)
S'il est lui-même fils d'ouvrier, l'ouvrier n'aura rien reçu, au-delà d'une stricte préparation à sa condition de travailleur, des fruits du travail salarié de son père, pour autant toutefois que le montant du salaire paraît devoir - selon Turgot [cf. ci-dessous n°7] et quelques autres - ne rien permettre que la subsistance et le maintien inter-générationnel de la classe ouvrière.
L'héritier, lui, se voit doté, du jour au lendemain, des fruits - ou de la part qui lui en revient comme, éventuellement, à ses frères et soeurs - du non-travail de son père entrepreneur, non-travail puisque celui-ci a été rémunéré en moyenne, selon Adam Smith [ci-dessous n°3], au prorata du capital qu'il mettait en oeuvre...
Ainsi le rapport de classe entre travail et capital s'établit-il immédiatement comme suit : le jeune ouvrier ne va pouvoir offrir que son travail à quelqu'un qui dispose - dans un monde où, selon Adam Smith, tout ne s'obtient que par du travail - d'un instrument d'échange très particulier avec lequel il peut acheter l'usage de la force de travail : la monnaie, c'est-à-dire autre chose que... du travail. Comment cette apparente incongruité s'explique-t-elle ?
Laissons Adam Smith nous le dire : "Mais quoique le travail soit la mesure réelle de la valeur échangeable de toutes les marchandises, ce n'est pas ce par quoi l'on estime communément leur valeur."
Peut-être même le travail est-il, en tant que mesure, contraint de faire tête basse devant ce qui sert "communément" à lui clouer le bec sur la question fondamentale pour la vie quotidienne en société capitaliste : celle de l'évaluation de la valeur des marchandises, c'est-à-dire de la présence en chacune d'elle d'une quantité déterminée de travail...
10. Mesure de la valeur et travail
Après avoir affirmé que "le travail est la mesure réelle de la valeur échangeable de toutes les marchandises", Adam Smith ne pouvait qu'en faire comme nous la constatation : "[...] on estime plus fréquemment la valeur échangeable de chaque marchandise par la quantité de monnaie que par la quantité de travail ou de toute autre marchandise que l'on peut avoir en l'échangeant."
Karl Marx (1818-1883)
Autant, toutefois, le souligner dès à présent : diaboliser l'argent, en le dénommant "fric", n'a rien à voir, ni de près ni de loin, avec une véritable analyse du processus d'exploitation en mode capitaliste de production. Si l'argent intervient dans la sphère de l'échange, le travail, lui, est exploité dans la sphère de la production... C'est tout autre chose, et il aura fallu l'exceptionnelle acuité visuelle de Karl Marx pour séparer la marionnette des ficelles qui la manipulent...
Ce qu'on ne saurait, évidemment, lui pardonner.
Mais Adam Smith avait lui-même rattaché la question de la mesure de la valeur à la sphère de la production, et plus particulièrement au ressenti de l'être humain travaillant. Répétons-le avec lui : "On peut dire que des quantités égales de travail, en tout temps et en tout lieu, sont de valeur égale pour le travailleur."
Ainsi, quelle que soit la rémunération du travail, quel que soit le salaire de l'ouvrier, quel que soit le prix d'achat de sa force de travail, et quelle que soit, en conséquence, la quantité des denrées qu'il pourra acquérir en retour, pour Adam Smith : "En fait, ce prix peut quelquefois acquérir une plus grande quantité et quelquefois une plus petite ; mais c'est leur valeur qui varie, non celle du travail qui les acquiert."
Et Adam Smith persiste et signe : "Par conséquent, le travail, ne variant jamais dans sa propre valeur, est l'unique étalon fondamental et réel avec lequel on peut en tout temps et en tout lieu estimer et comparer la valeur de toutes les marchandises. C'est leur prix réel ; la monnaie n'est que leur prix nominal."
Le prix réel renvoie donc à la "subjectivité" des travailleurs (à leur conscience de classe?) ; le prix nominal renvoyant, lui, à "l'objectivité" de la loi de l'offre et de la demande... Mais, puisque nous sommes en mode capitaliste de production, qui des deux l'emportera?...
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11. Production et consommation
À quoi tient la "réalité" du prix "réel"? Pourquoi le travail qui, selon Adam Smith, est la mesure de la valeur de toutes les marchandises, est-il le garant de la "réalité" de cette valeur? Tout simplement parce que, subjectivement - c'est-à-dire dans l'intimité de sa pauvre petite personne -, le travailleur s'est fatigué et a souffert, tandis que sous ses mains s'élaborait la future marchandise qui se présente ensuite devant l'acheteur avec, sous son prix nominal, un mystérieux, mais essentiel, prix réel.
Citons Adam Smith :
"Le prix réel de toute chose, ce que toute chose coûte réellement à l'homme qui veut l'obtenir, c'est la peine et le mal qu'il a pour l'obtenir."
Dans un troublant effet de miroir, voici, alors, ce qu'il en est de la position du propriétaire d'une marchandise :
"Ce que toute chose vaut réellement pour l'homme qui l'a acquise et qui veut la céder ou l'échanger contre quelque chose d'autre, c'est la peine et le mal que cette chose peut lui épargner et qu'il peut imposer à d'autres personnes."
Le mystère du prix réel, c'est donc qu'il mesure une fatigue, une souffrance, un désarroi, un désespoir, voire quelques gouttes de sang, une mutilation, un accident mortel... Ce qui n'empêche nullement la marchandise d'apparaître comme une "star" dans la vitrine... En effet, ainsi que le souligne Adam Smith :
"[...] comme c'est le prix nominal ou monétaire des biens qui détermine finalement la prudence ou la hardiesse de toutes les acquisitions et de toutes les ventes et par là qui règle presque toutes les affaires de la vie courante dans lesquelles il est question de prix, nous ne pouvons pas nous étonner qu'on s'en soit tellement plus occupé que du prix réel."
D'où l'on peut conclure également qu'en mode capitaliste de production, c'est bien parce que le producteur est esclave que le consommateur (le même, parfois) peut se prendre pour un roi...
12. Le travail et sa rémunération
Pour Adam Smith, la peine identique qui accompagne un même travail appliqué à des situations différentes fait, du travail en général, un instrument de mesure fiable de la valeur des marchandises produites. Mais quel rapport le travail, étalon du prix réel, entretient-il avec la monnaie qui est, elle, l'instrument de mesure privilégié par les acheteurs et les vendeurs qui s'affrontent sur un marché où règnent la loi de l'offre et de la demande, et donc les prix nominaux?
La réponse d'Adam Smith marque un entêtement décidément indépassable : "Le travail a été le premier prix, la monnaie d'achat originelle avec laquelle on a payé toute chose. Ce n'est pas avec de l'or ou avec de l'argent mais avec du travail que toutes les richesses du monde ont, à l'origine, été acquises ; leur valeur pour ceux qui les possèdent et qui veulent les échanger contre de nouvelles productions est précisément égale à la quantité de travail qu'elles peuvent leur permettre d'acquérir ou dont elles peuvent disposer."
On remarquera que nous sommes repassés ici du côté des employeurs, c'est-à-dire de ceux qui achètent et commandent la force de travail d'autrui en échange du versement d'un salaire représenté par une certaine quantité de... monnaie (prix nominal). Adam Smith poursuit, comme indiqué précédemment : "En fait, ce prix peut quelquefois acquérir une plus grande quantité et quelquefois une plus petite ; mais c'est leur valeur qui varie, non celle du travail qui les acquiert."
Par conséquent, si toute peine mérite salaire, la peine accompagnant telle activité laborieuse et exigeant, en retour, la quantité de subsistances (le prix réel) qui permettra à l'ouvrier de se représenter approximativement dans son état premier le jour suivant, correspond à un prix nominal susceptible de variations...
Voilà pourquoi, ajoute Adam Smith, "[dans un sens vulgaire] on peut dire que le travail, comme les marchandises, a un prix réel et un prix nominal. On peut dire que son prix réel réside dans la quantité de ce qui est nécessaire et commode pour la vie contre lequel on l'échange, et son prix nominal,dans la quantité de monnaie. Le travailleur est riche ou pauvre, bien ou mal rémunéré, en proportion du prix réel et non en proportion du prix nominal de son travail."
En d'autres termes, une hausse du prix nominal (du salaire comme il figure sur une fiche de paie) peut tout aussi bien correspondre à une baisse du prix réel de la force de travail (c'est-à-dire de la quantité de subsistances qu'il permet d'acquérir), la distorsion entre les deux prix provenant d'une baisse de la valeur de la monnaie dans laquelle le salaire est compté, ou de cette autre cause que nous évoquerons plus tard : la hausse de la productivité du travail qui fournit les subsistances nécessaires à l'ouvrier et à sa famille (permettant ainsi leur obtention à un coût moindre)...
13. La barrière du minimum vital
Pour finir, l'empire qu'Adam Smith accorde au travail, en tant que mesure de la valeur des marchandises, ne semble plus pouvoir connaître de limites en temps et en espace, sitôt, tout au moins, qu'il est question d'une économie de marché : "Il paraît donc évident que le travail est la seule mesure universelle aussi bien que la seule mesure exacte de la valeur ou le seul étalon avec lequel nous pouvons comparer les valeurs de différentes marchandises en tout temps et en tout lieu."
Ainsi s'établirait le prix réel de chaque marchandise... dans une société qui, parce qu'elle est marchande, n'a besoin d'aucune autre mesure que celle que lui procure le prix en monnaie, c'est-à-dire ce prix nominal qui condamne au silence le travail, la souffrance au travail, la rémunération réelle du travail, etc...
Or, comme Adam Smith le souligne : "[...] il peut être quelquefois utile de comparer les différentes valeurs réelles d'une marchandise donnée en des temps et en des lieux différents, ou les différents degrés de pouvoir sur le travail d'autres personnes qu'elle a pu, en différentes occasions, donner à ceux qui la possédaient. Nous devons dans ce cas comparer non pas tant les différentes quantités d'argent contre lesquelles on l'a communément vendue, que les différentes quantités de travail que ces différentes quantités d'argent auraient pu acquérir. Mais on ne peut presque jamais connaître avec quelque degré d'exactitude les prix courants du travail en des temps et des lieux éloignés." Les prix courants, ou encore les différents prix nominaux appliqués à l'achat de la force de travail... d'où tirer ensuite une sorte de moyenne locale...
Comment faire? En revenant vers la base même de l'exploitation du travail : le minimum vital, avec sa condition essentielle... l'aliment principal du travailleur, ces grains dont, dans des époques lointaines déjà, le prix monétaire (nominal) apparaissait plus directement - parce que sur un marché bien plus vaste - que ne le faisaient des salaires négociés dans un rapport de personne à personne et dans la diversité d'espaces économiques très différenciés. Ainsi Adam Smith constate-t-il qu'en fait de prix courants (monétaires), "on connaît mieux en général ceux des grains bien qu'ils n'aient été enregistrés par règlement qu'en peu d'endroits, et les historiens et autres écrivains les ont plus fréquemment relevés. Aussi devons-nous le plus souvent nous en contenter, non pas qu'ils soient toujours exactement dans la même proportion que les prix courants du travail, mais parce qu'ils sont la meilleure approximation que nous puissions communément avoir de cette proportion."
Mais par quel mystérieux processus aboutit-on à ce minimum vital, centré sur le pain quotidien, qui deviendra ensuite la mesure "normale" du salaire ouvrier?...
14. L'appropriation privée des moyens de production
Adam Smith nous l'a déjà dit : "Dans l'état initial qui précède l'appropriation de la terre et l'accumulation du capital, la totalité du produit du travail appartient au travailleur." À ce moment, il ne peut donc être question ni de "salaire", ni de "minimum vital". La rémunération du travail dépend de la force productive de ce même travail, des qualités qui caractérisent celui-ci, et de l'efficacité des moyens qu'il met en oeuvre. S'agissant des "débuts" de l'humanité, ce n'est peut-être pas beaucoup...
Adam Smith poursuit : "Mais cet état initial, dans lequel le travailleur jouissait de la totalité du produit de son travail, ne pouvait pas durer au-delà de l'appropriation de la terre et de l'accumulation du capital." Pour autant que la terre et les capitaux sont des moyens de production, les voici qui échappent à l'ouvrier pour aller s'enclore dans une appropriation privée d'où ils ne reviendront vers la production qu'au prix d'une sorte de chantage exercé sur l'ouvrier : "Travaille pour moi ; mets-toi à mon service, aux conditions qui seront les miennes ; ou meurs de faim, toi et les tiens!..."
Sur cette voie, Adam Smith nous montre tout d'abord le sort réservé à ce que la nature offre comme base à la production agricole, et donc aux moyens de subsistance : "Dès que la terre devient propriété privée, le propriétaire exige une part de presque tous les produits que le travailleur peut y cultiver ou y recueillir. Sa rente constitue la première déduction sur le produit du travail de la terre."
Comme on le voit, le rapport de force qui servira à fixer à son minimum la rémunération du travailleur s'établit aussitôt sur le fondement des moyens élémentaires d'assurer sa survie et celle de sa famille. Par conséquent, après que soit passé le mouvement d'appropriation privée de ce moyen de production essentiel qu'est la terre agricole, comme Adam Smith le constate : "Il arrive rarement que celui qui cultive la terre ait les moyens de subsister jusqu'à ce qu'il récolte la moisson. Sa subsistance lui est généralement avancée sur le capital d'un maître, le fermier qui l'emploie et qui n'aurait aucun intérêt à l'employer s'il ne devait pas avoir sa part du produit de son travail ou si son capital ne devait pas lui être remplacé avec un profit."
Prenons garde au fait qu'il y a désormais en face de l'ouvrier agricole deux personnages différents : le propriétaire du sol (titulaire de la rente) et le fermier, entrepreneur agricole (qui reçoit le profit). Ainsi, comme l'indique Adam Smith : "Ce profit constitue une seconde déduction sur le produit du travail de la terre."
Le schéma général du mode capitaliste de production est désormais établi : "Dans tous les arts et toutes les fabrications, la plupart des ouvriers ont besoin d'un maître qui leur avance les matériaux de leur ouvrage, leur salaire et leur subsistance jusqu'à ce que cet ouvrage soit achevé. Ce maître a sa part du produit de leur travail, c'est-à-dire la valeur que celui-ci ajoute aux matériaux auxquels il s'applique. C'est cette part qui représente son profit."
15. La lutte des classes
Si le profit est bien cette part du produit du travail ouvrier (ou de la valeur ajoutée à la matière par ce même travail) que le maître s'attribue, d'où vient qu'elle laisse seulement, du côté de l'ouvrier, ce qui n'est, pour celui-ci, que le minimum vital ?
Revenons à la situation initiale : l'ouvrier entre en relation avec celui qui sera peut-être son prochain maître. Adam Smith écrit : "Ce qu'est le salaire ordinaire du travail dépend partout du contrat habituellement passé entre ces deux parties, dont les intérêts ne sont pas du tout les mêmes." Et puis, sans transition, l'auteur passe à cette formule toute différente en ce qu'elle quitte le cadre des rapports individuels pour en venir au rapport des classes : "Les ouvriers désirent obtenir le plus possible, les maîtres donner le moins possible. Les premiers sont disposés à se coaliser afin d'augmenter le salaire du travail, les seconds afin de le diminuer."
Combat tout à fait inégal s'il s'agit de mesurer les forces respectives de chacun des deux camps par la quantité des personnes qui s'y rassemblent. Face aux ouvriers en lutte, les maîtres ne seraient que fétus de paille... Et pourtant, la force du nombre ne tarde pas à venir se briser sur la barrière du minimum vital dont on voit assez facilement le rôle stratégique qu'elle joue dans la pensée patronale puisque, comme le souligne Adam Smith : "Dans tous les conflits de ce genre, les maîtres peuvent tenir beaucoup plus longtemps. Un propriétaire, un fermier, un maître fabricant ou un marchand, alors même qu'il n'emploierait pas un seul ouvrier, pourrait généralement vivre un an ou deux avec les capitaux qu'il a déjà acquis. Beaucoup d'ouvriers ne pourraient pas subsister une semaine, un petit nombre pourrait subsister un mois et presque aucun ne pourrait subsister une année sans emploi."
Le fond de l'affaire est donc effectivement une lutte à mort (de faim), quoi qu'on en pense...
Mais le nombre reste le nombre... avec cette force irrésistible dont il lui arrive souvent de laisser paraître quelques lueurs puisque, comme le remarque Adam Smith : "Il est rare, a-t-on dit, que l'on entende parler des coalitions de maîtres bien que l'on entende fréquemment parler de celles des ouvriers." Et d'ajouter aussitôt : "Mais quiconque imagine, pour cette raison, que les maîtres se coalisent rarement est aussi ignorant du monde que du sujet."
Il peut être question, pour ceux-ci, de maintenir le statu quo : "Les maîtres sont toujours et partout dans une sorte de coalition tacite, mais constante et uniforme, pour ne pas augmenter le salaire du travail au-dessus du taux existant."
Il peut aussi s'agir d'une attitude délibérément offensive : "Les maîtres forment parfois aussi des coalitions particulières pour faire baisser le salaire du travail au-dessous de ce taux. Celles-ci sont toujours conduites dans le plus grand silence et le plus grand secret, jusqu'au moment de l'exécution et, quand les ouvriers leur cèdent sans résistance, comme ils font quelquefois, bien qu'ils en pâtissent durement, les autres n'en entendent jamais parler."
Mais la lutte à mort ne se livre pas toujours à mi-voix...
16. Aux marges de l'affrontement de classe
Face aux manoeuvres patronales tendant à diminuer les salaires, et après d'éventuels reculs ouvriers, Adam Smith voit se manifester le mouvement inverse : "Cependant, à de telles coalitions s'oppose fréquemment une coalition défensive des ouvriers qui, quelquefois aussi, sans aucune provocation de ce genre, se coalisent de leur propre mouvement pour augmenter le prix de leur travail."
À la discrétion des menées patronales qui se doivent de ne pas susciter inutilement la colère de la "poule aux oeufs d'or", répondent la vivacité et puis, bientôt, le bruit et la fureur des ouvriers, puisque, comme le constate Adam Smith : "Pour en venir à une décision rapide, ils ont toujours recours aux clameurs les plus bruyantes, et quelquefois à la violence et aux outrages les plus révoltants." C'est qu'à cet instant, il s'agit tout bonnement pour certains de sauver leur peau et le pain de leurs proches : "Ils sont aux abois et agissent avec la déraison et les excès d'hommes poussés à bout, qui n'ont d'autre alternative que de mourir de faim ou d'obtenir par la terreur que leurs maîtres satisfassent sans délai leurs revendications."
Adam Smith montre alors quel appareil se dresse devant eux : "En ces circonstances les maîtres font, de leur côté, tout autant de bruit, et ne cessent jamais de réclamer à grands cris l'aide du magistrat civil et l'application des lois si sévères contre les coalitions de domestiques, de travailleurs et de journaliers." L'intervention des trois dimensions de l'organisation étatique : le législatif, le judiciaire et l'exécutif qui, pour l'heure, agissent à l'unisson, ne laisse guère de chances à la révolte si celle-ci ne s'est pas donné les moyens de briser ce même pouvoir d'État : "Les ouvriers tirent par conséquent très rarement le moindre avantage de la violence de ces coalitions tumultueuses qui, tant par l'intervention du magistrat civil que par la plus grande persévérance des maîtres et la nécessité où se trouvent la plupart des ouvriers de se soumettre pour avoir leur subsistance du moment, n'aboutissent généralement à rien, si ce n'est au châtiment ou à la perte des meneurs."
Et cependant, il y a un minimum sous lequel il est impossible de ramener la rémunération de la "poule aux oeufs d'or". Nous l'avons déjà indiqué, et Adam Smith nous le répète : "Il faut toujours qu'un homme vive de son travail, et son salaire doit être au moins suffisant pour lui permettre de subsister. Il doit même, dans la plupart des cas, être un peu plus que suffisant ; autrement le travailleur ne pourrait élever une famille, et la race de ces ouvriers ne pourrait pas se maintenir au-delà de la première génération."
Qui veut les "oeufs d'or" doit vouloir la poule et tout de même... quelques poussins...
17. La "poule aux oeufs d'or" et son quota de poussins
Ni trop ni trop peu de poussins... voilà le langage qu'il convient de tenir, en système capitaliste, à la "poule aux oeufs d'or", c'est-à-dire au travailleur soumis à l'exploitation...
Or, à en croire Adam Smith, la nature livrée à elle-même peut produire l'équilibre nécessaire, puisque, par delà son action sur les espèces animales, elle régente à merveille les "rangs inférieurs" par le biais de ce que nous commençons à bien connaître : le minimum vital. Adam Smith nous le dit tout net : "Toutes les espèces d'animaux se multiplient naturellement en proportion de leurs moyens de subsistance et aucune espèce ne peut jamais se multiplier au-delà. Mais dans la société civilisée, c'est seulement dans les rangs inférieurs que l'insuffisance des moyens de subsistance peut imposer des limites à la propagation de l'espèce humaine. Or cela ne peut se faire que par l'élimination d'une grande partie des enfants nés de leur mariage fécond."
Dans un système où la nature se trouve accaparée par certains au titre de l'appropriation privée de la terre, l'accession aux moyens de subsistance ne dépend plus seulement de la pluie et du beau temps. Il s'agit de disposer d'une certaine quantité de monnaie, qui ne pourra provenir, pour les "rangs inférieurs", que du travail salarié...
Si la monnaie n'est pas vraiment au rendez-vous, c'est la misère... Or, comme Adam Smith le constate : "[...] si la misère n'empêche pas d'engendrer des enfants, elle est une très grande gêne quand il s'agit de les élever. La plante fragile est produite, mais dans un sol si froid et sous un climat si rigoureux qu'elle dépérit bientôt et meurt." Relayée par la monnaie, la nature fait très bien les choses, c'est-à-dire avec suffisamment de doigté : "Dans certains endroits, la moitié des enfants meurent avant quatre ans, dans beaucoup d'autres avant sept ans et presque partout avant neuf ou dix ans. Cependant, en tous lieux, cette grande mortalité affecte principalement les enfants des petites gens qui n'ont pas les moyens de les soigner avec autant d'attention que ceux d'une condition plus élevée."
Comme de juste, une hausse des salaires déplacera les bornes de la propagation ouvrière en sens inverse : "Une rémunération généreuse du travail, en leur permettant de mieux subvenir aux besoins de leurs enfants et par conséquent d'en élever un plus grand nombre, tend naturellement à élargir et à étendre ces limites. De plus, il est bon de remarquer qu'elle produit nécessairement cet effet dans une proportion aussi proche que possible de celle que détermine la demande de travail."
Sans doute est-ce là l'effet de la célèbre "main invisible" (la mort par inanition?) qui permet au mode capitaliste de production - selon les "libéraux" - de retrouver régulièrement sa position d'équilibre... Adam Smith, quant à lui, n'y va pas par quatre chemins : "Ainsi, de même que la demande détermine la production de toute marchandise, la demande d'hommes règle nécessairement la production d'hommes, l'accélère quand elle va trop lentement, et l'arrête quand elle va trop vite."
18. Rentabilités comparées du travail libre et de l'esclavage
Adam Smith (1723-1790) est le contemporain de l'âge d'or de la traite des Noirs et de l'esclavage nord-américain. Ce qui ne l'a pas empêché d'affirmer que, sur le strict plan de l'économie de marché, le travail salarié est nettement plus rentable que l'esclavage.
La raison essentielle de cette suprématie tient à ce que la liberté du travailleur condamne celui-ci à devoir assumer la responsabilité de sa famille et de lui-même dans les limites de la rémunération qu'il reçoit. De cette charge, l'esclave est indemne. Citons Adam Smith : "Un esclave, a-t-on dit, s'use aux dépens de son maître, mais un serviteur libre s'use à ses propres dépens."
Mais, pensera-t-on aussi, c'est pourtant le patron qui - à travers le salaire qu'il verse - nourrit, vêt et loge toute la famille du serviteur libre, de sorte que, comme Adam Smith nous le dit sans adoucir son vocabulaire : "Cependant, l'usure du second se fait en réalité autant aux dépens de son maître que celle du premier." Or, poursuit-il, "bien que l'usure d'un serviteur libre se fasse aux dépens de son maître, elle lui coûte généralement beaucoup moins que celle d'un esclave." Et pourquoi donc? Mais parce que "[les] fonds destinés à remédier à l'usure de l'esclave ou à la réparer, si je puis m'exprimer ainsi, sont ordinairement administrés par un maître négligent ou un intendant insouciant. Ceux qui sont destinés à assurer les mêmes fonctions en ce qui concerne l'homme libre sont administrés par l'homme libre lui-même."
Pour anticiper, on pourrait dire que l'économie réalisée ici par le maître se traduit, de nos jours, pour le travailleur salarié, par la délicieuse angoisse qui caractérise le syndrome des fins de mois difficiles - difficiles intrinsèquement, et plus difficiles encore quand s'y ajoutent quelques impacts du crédit à la consommation.
Ainsi Adam Smith pouvait-il, d'avance, offrir une forte dose de baume au coeur pour les futurs nostalgiques de l'esclavage : "Il ressort donc de l'expérience de toutes les époques et de toutes les nations, je crois, que le travail d'hommes libres revient en fin de compte moins cher que le travail d'esclaves." Y compris dans des conditions de rémunération "extrême" des hommes libres : "Cela se vérifie même à Boston, New York et Philadelphie, où le salaire du simple travail est extrêmement élevé."
S'agirait-il, alors, pour l'homme libre, d'échapper au minimum vital, avec la bénédiction du système capitaliste?...
19. La rémunération comme moteur d'appoint de l'exploitation
La liberté, qui distingue le travailleur salarié de l'esclave, l'oblige à tenir lui-même la bride serrée à ses dépenses. Mais elle peut aussi le pousser à accroître la durée et l'intensité de ses efforts pour obtenir une rémunération supérieure (au moyen d'heures supplémentaires, par exemple), et améliorer ainsi son ordinaire.
Non seulement il produira davantage (additionnant exploitation choisie et exploitation subie), mais il ajoutera, à sa force de travail telle que le minimum vital l'entretient, un surplus de force provenant de sa volonté de se surpasser et d'une consommation améliorée grâce à un supplément de salaire dont on constate bientôt qu'il ne l'aura conquis qu'au détriment de sa santé...
Voici comment Adam Smith résume la première partie de ce processus : "Une subsistance abondante augmente la force physique du travailleur ; le doux espoir d'améliorer sa situation et de finir peut-être ses jours dans l'aisance et l'abondance l'encourage à employer cette force autant qu'il le peut. Par conséquent, là où le salaire est élevé, les ouvriers sont toujours plus actifs, plus assidus, plus prompts que là où il est bas [...]."
Et voilà qui montre les limites de l'émulation ou de l'auto-suggestion : "Les ouvriers, au contraire, quand ils sont généreusement payés à la pièce, ont vraiment tendance à se surcharger de travail et à ruiner leur santé et leur constitution en quelques d'années. On estime qu'à Londres et en quelques autres lieux un charpentier ne peut pas conserver sa pleine vigueur plus de huit ans. Il se produit à peu près la même chose dans beaucoup d'autres activités où les ouvriers sont payés à la pièce, comme ils le sont généralement dans les manufactures, et même dans les travaux des champs, chaque fois que le salaire dépasse le taux ordinaire."
Comme on le sait, aujourd'hui encore, aujourd'hui surtout, l'espérance de vie d'un ouvrier ou d'un salarié agricole, dans les pays occidentaux, n'a rien à voir avec celle des autres salariés..., ce qui n'empêche pas ces derniers de bénéficier de leur propre lot d'angoisses et de problèmes de santé. Pour sa part, Adam Smith avance cette constatation : "Les artisans de toute catégorie, ou presque, sont sujets à des infirmités particulières, causées par l'excès de soin qu'ils portent à leur ouvrage."
Il faut donc trouver le juste équilibre, et éviter d'user prématurément la "poule aux oeufs d'or". Qui veut aller loin ménage sa monture, ainsi que nous le rappelle Adam Smith : "Je crois que, dans quelque métier que ce soit, on s'apercevra que l'homme qui effectue son ouvrage avec assez de modération pour s'y tenir constamment, non seulement conserve le plus longtemps sa santé mais exécute au cours de l'année la plus grande quantité d'ouvrage."
20. La propriété et la mort
Est travailleur "libre", l'individu qui a été "libéré" des moyens de production qui lui sont pourtant nécessaires pour assurer sa survie et celle de sa famille. Fondamentalement, le travailleur libre est, d'abord et avant tout - et non pas accidentellement, mais par essence - un chômeur. Car, quoi qu'il en soit, en l'absence d'un droit au travail, la société capitaliste ne lui a rien promis d'autre... que le travail sur fond de chômage.
En effet, la terre "nourricière" et le capital (où se tient le prix des subsistances dont la famille prolétarienne a un impérieux besoin) sont devenus propriété "privée" d'autrui, tout simplement parce que le prolétariat lui-même en est "privé".
Cette privation, qui s'étend sur la planète entière, est la marque même de la division de l'humanité en deux camps principaux qui s'activent autour de la question de savoir où la mort opérera le plus de ravages. À l'échelle du monde, comme tout un chacun peut le constater à longueur de vie, cette division se traduit par l'existence simultanée de milliardaires en dollars ou en toute autre monnaie (leur part d'un gâteau qui est le fruit de l'histoire entière de l'humanité qui nous a précédés...) et de millions d'enfants qui n'en finissent pas de mourir de faim, en Afrique surtout.
Pour récupérer (là où c'est encore possible) les moyens de survivre ne serait-ce que quelques jours ou quelques semaines de plus, le travailleur "libre" doit soumettre sa personne (celle de son conjoint ou même celle de ses enfants) à une activité qui, selon Adam Smith, fournira au propriétaire du sol une rente, et au propriétaire du capital (outils, matières premières et moyens de subsistance) un profit. Ce que reflète, selon lui, toute marchandise dont celle qui est primordiale : "Dans le prix des grains par exemple, une partie paie la rente du propriétaire, une autre paie le salaire ou l'entretien des travailleurs et du bétail de labour et de charroi employés pour les produire, et la troisième paie le profit du fermier."
Or, pour Adam Smith (qui indique d'où chacune d'elles tire son origine économique), même après cette division en trois classes (dont deux de propriétaires), la source et le critère de la valeur de toute marchandise demeurent inchangés : "Le travail mesure la valeur non seulement de la partie du prix qui se résout en travail, mais de celle qui se résout en rente, et de celle qui se résout en profit."
Ainsi donc, dès 1776, il était établi qu'au coeur du mode capitaliste de production, la valeur de la marchandise - et donc, la valeur même de la vie humaine - se rattachait dans sa totalité à... l'exploitation du travail. Ce qui est une autre façon de dire que l'appropriation privée des moyens de production par certains condamne le reste de l'humanité à une mort prématurée... de faim, à l'extérieur du système ; de maladie professionnelle (excès de fatigue, intoxications physiques ou psychiques, dont le stress et autres manifestations du désespoir, etc.), à l'intérieur...
Et nous en sommes toujours là.
Mais, avant que le capital n'assure le triomphe politique de la bourgeoisie, il y a eu le règne de la propriété féodale, puis, comme une survivance de celle-ci, sous une forme très modifiée qui ressemble à une amplification : la monarchie de droit divin.
21. La propriété bourgeoise contre le pouvoir monarchique absolu de droit divin
John Locke (1632-1704)
Dans son ouvrage : "Deux traités du gouvernement", paru en Angleterre alors que se développait ce qu'on a appelé plus tard la "Glorieuse Révolution" (1688) - une sorte d'anticipation, à cent ans de distance, de la Révolution française de 1789 -, l'Écossais John Locke s'en prenait vivement au prétendu fondement religieux de la monarchie absolue de droit divin, ce futur cheval de bataille de Marie-Antoinette, qui la conduirait à rejeter la "Constitution de la propriété" (exigée, à cors et à cris, par la bourgeoisie), condamnant ainsi, par avance, ce "pauvre" Louis XVI à périr sur l'échafaud, elle-même lui emboîtant bientôt le pas...
Or, selon la doctrine développée par Sir Robert Filmer, la cible privilégiée de John Locke : "Le premier gouvernement du monde était monarchique en la personne du père de toute chair ; Adam reçut l'ordre de se multiplier, de peupler la terre et de la subjuguer et il reçut la domination sur toutes les créatures ; il devint ainsi le monarque du monde entier ; dès lors aucun de ses descendants ne saurait rien posséder légitimement à moins de tenir de lui ce droit par attribution, permission, ou succession..." D'où il est possible d'inférer que : "Tous les rois sont ou doivent être réputés les héritiers immédiats des premiers parents qui furent au début les auteurs naturels du peuple entier... Absolument dans chaque multitude humaine considérée en elle-même, il se trouve un seul homme, parmi les autres, qui tient de la nature le droit de régner sur eux à titre d'héritier premier appelé d'Adam."
Manifestement agacé par tout ce bric-à-brac, John Locke s'attache à faire apparaître les différentes contradictions logiques que recèle une conception que Filmer croyait avoir fondée sur une étude minutieuse et incontestable des textes bibliques. Le résultat est sans appel!
Exit le "droit divin". Voici venir "l'état de nature", dont John Locke nous dit qu'il aurait précédé l'instauration de la "vie en société". Cela n'exclut ni la création par Dieu, ni l'usage d'une raison qui, même si elle est "naturelle", n'en est pas moins capable de produire du "droit" ainsi que nous le rapporte John Locke : "L'enseignement de la raison naturelle, selon lequel les hommes ont droit, dès leur naissance, à la conservation et, avec elle, à la nourriture, à la boisson et à tous les objets dispensés par la nature pour assurer leur subsistance, s'accorde avec le récit de la révélation selon lequel Dieu a donné le monde à Adam, à Noé et à ses fils, pour nous montrer clairement, comme l'a dit le Roi David (Psaume CXV, 16), que Dieu a fait don de la terre aux enfants des hommes, qu'il l'a donnée en commun à l'humanité."
Eh bien, nous voici donc dans le communisme primitif... de droit divin!
22. La cigale et la fourmi
Dans l'état de nature selon John Locke, le travail est roi... En effet, il ne rencontre rien qui puisse limiter ni la mise en oeuvre de sa capacité de production, ni le contrôle du travailleur sur les résultats de son activité productive.
Voici donc le travailleur "naturellement" libre, sur fond d'une sorte de communisme primtif : "Bien que la terre et toutes les créatures inférieures appartiennent en commun à tous les hommes, chacun garde la propriété de sa propre personne. Sur celle-ci, nul n'a de droit que lui-même. Le travail de son corps et l'ouvrage de ses mains, pouvons-nous dire, sont vraiment à lui. Toutes les fois qu'il fait sortir un objet de l'état où la Nature l'a mis et l'a laissé, il y mêle son travail, il y joint quelque chose qui lui appartient et, par là, il fait de lui sa propriété."
La propriété de soi apparaît ici comme déterminant, pour le travailleur, un droit de propriété sur son produit. À l'inverse, le travailleur "libre" du mode capitaliste de production aurait-il perdu son droit de propriété sur le produit de son travail parce qu'il aurait également perdu la propriété d'une part de soi ?... Le contrat de travail serait-il, avant tout, ce qui vient masquer la dépossession de cette part perdue de soi ?... Mais de quelle part ?... Serait-ce de celle qui correspond, pour le travailleur "libéré" de ses moyens de production, à la nécessité de revêtir tout d'abord l'identité du chômeur, ce squelette sur quoi viennent se fixer, pour une durée plus ou moins longue, les oripeaux d'une condition professionnelle qui répond à la nécessité d'obtenir les moyens d'assurer sa subsistance de fourmi ?... Et adieu la cigale!...
Ce qui ne veut pas dire que l'économie en mode "cigale" de production serait affaire de fainéantise. Voici, en tout cas, ce qu'il en est chez John Locke, tant que règne l'état de nature : "Bien que l'eau qui coule à la fontaine soit à tout le monde, qui doute que, dans la cruche, elle n'appartienne à celui-là seul qui l'a tirée ? Par son travail, il la prise des mains de la nature où elle restait en communauté, appartenant également à tous ses enfants et, de cette manière, il se l'est appropriée."
Immanquablement, été comme hiver (gare au gel, toutefois!) et hiver comme été, dans ce monde "naturel" l'eau coule à la fontaine... Qui pourrait reprocher à la cigale de manquer de prévoyance ?
Ne pas oublier toutefois que, dans cette fiction produite par John Locke pour les besoins de sa démonstration, le service des eaux potables est assuré par un Dieu créateur de toutes choses... et pourquoi donc n'assurerait-il pas aussi la restauration et l'hôtellerie tous frais payés dans des sites plus enchanteurs les uns que les autres ?...
Non, non, nous le savons : même ici, l'être humain doit travailler. Mais il lui est loisible de se mettre aussitôt à son compte, sans qu'aucune concurrence puisse jamais l'obliger à produire plus que ce que lui-même juge absolument nécessaire de consommer. John Locke peut ainsi affirmer en toute sérénité : "Considérant donc l'abondance des provisions naturelles qui ont existé longtemps dans le monde, le nombre restreint des consommateurs et l'impossibilité, pour un homme seul avec toute son industrie, d'atteindre et d'accaparer, aux dépens des autres, plus qu'une infime portion de ces ressources, surtout s'il la limitait à ce qui pouvait lui servir, il faut admettre que la propriété acquise de cette manière ne risquait d'entraîner, à cette époque, que peu de querelles et de différends."
... et pas du tout de lutte des classes.
23. La fable des "honnêtes gens"
Au-delà du temps où, selon John Locke, le produit revenait intégralement à celui qui, par son travail, en avait obtenu l'usage, s'ouvre une seconde période que le philosophe écossais nous décrit ainsi : "À présent que la propriété ne porte plus, au premier chef, sur les fruits de la terre et les bêtes qui y vivent, mais sur la terre elle-même, en tant que celle-ci inclut et comporte tout le reste, il me paraît clair que cette propriété, elle aussi, s'acquiert comme la précédente. La superficie de terre qu'un homme travaille, plante, améliore, cultive et dont il peut utiliser les produits, voilà sa propriété. Par son travail, peut-on dire, il l'enclôt et la sépare des terres communes."
Le travail, encore le travail, toujours le travail... roi.
Le précepte d'origine est donc respecté : "Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front"... Eh bien, d'accord!... Mais, pour que la propriété de la terre ait pu se développer d'une façon aussi paisible, encore fallait-il que le Dieu créateur y ait mis du sien en offrant à profusion le sol cultivable "libre". Dans ce cas, en effet, comme l'écrit John Locke : "Nul autre ne pouvait être lésé par celui qui s'appropriait ainsi une parcelle quelconque de terre en l'améliorant, car il en restait assez d'une qualité aussi bonne, et même plus que ne pouvaient utiliser les individus qui n'étaient pas encore pourvus."
Nous n'avons ainsi toujours pas quitté le communisme primitif de droit divin, mais nous pressentons que l'affaire ne va pas tarder à prendre une tournure plutôt désagréable : le malin s'insinue... Laissons John Locke nous mettre doucement la puce à l'oreille : "Dieu a donné le monde aux hommes en commun : mais, puisqu'il le leur a donné pour leur profit et pour en retirer les commodités de la vie, autant qu'ils en étaient capables, on ne saurait imaginer qu'il ait souhaité voir le monde toujours indivis et inculte. Il l'a donné, pour s'en servir, à l'homme d'industrie et de raison, à qui son travail devait servir de titre et non, pour satisfaire son caprice ou sa cupidité, à l'homme querelleur et chicanier."
C'est vrai, quoi!... Décidément c'est partout et toujours pareil : il y a ceux qui travaillent et ceux qui ne veulent rien faire, ou qui font si mal le peu qu'ils s'avisent de faire! Si le travail est roi, le travailleur l'est aussi, et le fainéant n'a qu'à s'en prendre à lui-même de n'obtenir rien de rien!... C'est ainsi que John Locke devient tout à coup le porte-parole des "honnêtes gens" : "Celui qui avait à sa disposition, pour le faire fructifier, un lot aussi bon que ceux qu'on avait déjà pris, n'avait pas lieu de se plaindre et ne devait pas s'immiscer dans ce que le travail d'autrui avait déjà mis en valeur : sinon, à l'évidence, ce qu'il briguait, sans l'ombre d'un titre, c'était le profit des peines d'autrui et non pas la terre que Dieu lui avait donnée, en commun avec d'autres, pour la travailler ; car les espaces disponibles égalaient la surface déjà prise et dépassaient à la fois les moyens d'utilisation de l'intéressé et le champ de son industrie."
Conséquemment, c'est parce qu'elle consacrait la prééminence du travail que la propriété privée des moyens de production a pu s'inscrire dans les visées du créateur du ciel et de la terre : "Nous voyons donc qu'il existe un lien entre le fait de venir à bout de la terre ou de la cultiver et l'acquisition du droit de propriété. L'un valait titre pour l'autre. Si bien qu'en donnant l'ordre de dompter les choses, Dieu habilitait l'homme à se les approprier. La condition de la vie humaine, qui nécessite le travail et des matériaux à travailler, introduit forcément les possessions privées."
En face de quoi le "chômeur", cet homme libre dépourvu de tout outil de production et de sa part de terre nourricière, ne peut s'en prendre qu'à lui-même!... D'où vient qu'il ait déserté le monde du travail, sinon de sa paresse, de ses insuffisances physiques, intellectuelles ou morales... enfin de tout le contraire de ce qui a permis au propriétaire de faire triompher en lui le travailleur tel que Dieu en avait dessiné l'épure dès l'origine des temps...
Rassurons-nous : John Locke n'est pas aussi naïf qu'il le paraît à ce moment précis...
24. L'éternité de l'or
L'apparente naïveté de John Locke - celle qui lui permet de prétendre voir, dans la propriété privée, le résultat du travail, et, dans sa privation, un effet de la paresse - ne lui aurait pas fourni les moyens de dépasser la morale des "honnêtes gens", ni a fortiori de devenir un point d'appui essentiel pour la bourgeoisie internationale des deux siècles suivants.
Or, la part prise par cet Écossais dans le développement scientifique de l'économie politique réside en particulier dans sa conception du rôle de la monnaie et dans les conséquences qu'il en tire relativement à l'étendue de l'exercice du droit souverain de vie et de mort à l'intérieur même d'une société donnée. Nous y viendrons.
Pour la propriété selon John Locke, tout a basculé à la suite d'un irrésistible effet de seuil : "Voici ce que j'ose affirmer hardiment : le même principe de propriété, c'est-à-dire que chacun doit avoir tout ce dont il peut se servir, serait resté valable partout sans causer de gêne à personne, car le monde contient assez de terres pour suffire au double de sa population, si l'invention de la monnaie et la convention tacite qui lui reconnaît une valeur n'avaient pas établi, par voie de consentement, des possessions plus vastes et le droit de les garder."
À la question de savoir d'où il tire ce raccourci qui étonne tout d'abord, John Locke répond par une réaffirmation de la solidarité qui existait initialement entre la valeur économique et la nécessité de pourvoir à l'entretien des humains : "Voici ce qui est sûr : au début, avant que le désir des hommes de posséder plus que le nécessaire n'eût changé la valeur intrinsèque des choses, que seule détermine leur utilité pour la vie humaine, avant qu'on n'eût convenu de reconnaître à un petit morceau de métal jaune, capable de se conserver sans usure, ni détérioration, plus de valeur qu'à une grosse pièce de viande ou à un tas de blé entier, même si chaque homme avait le droit de s'approprier, par son travail et pour son compte, tous les biens naturels dont il pouvait se servir, cela ne risquait pas d'aller bien loin, ni de causer du tort aux autres, car la même abondance restait à la disposition de quiconque ferait preuve d'autant d'industrie."
Le communisme primitif de droit divin devait donc trouver son coup d'arrêt dans ce "petit morceau de métal jaune" dont certains auront découvert très tôt qu'il était tout bonnement un petit dieu "portatif" tout aussi éternel que l'autre, et bien plus réellement créateur de ceci ou de cela, puisqu'il permet de déroger à la nécessité de travailler soi-même. Décidément, les voies du Seigneur sont impénétrables, car le miracle est parfois tout ce qu'il y a de plus bénin. Celui que nous rapporte John Locke vaut en tout cas son pesant d'or : "Ainsi s'établit l'usage de la monnaie : quelque objet durable, que les hommes puissent garder sans qu'il s'abîme et qu'ils conviennent entre eux d'accepter en échange des nécessités de la vie, vraiment utiles, mais périssables."
Conséquemment, comme devait l'écrire, un siècle plus tard, Romans de Coppins : "Depuis longtemps, on cherche la pierre philosophale : elle est trouvée, le travail"... d'autrui pour le compte des très "laborieux" propriétaires des moyens de production... C'est ce que nous allons voir.
25. La révolution selon Voltaire...
Festival Voltaire?... Voyez donc http://voltairecriminel.canalblog.com
Très favorablement impressionné par la "Glorieuse Révolution" (1688) survenue en Angleterre six ans avant sa naissance (1694), Voltaire s'offrait comme un disciple de celui qui - par ses écrits si ce n'est par ses actes - en était, selon lui, la personnalité dominante : John Locke.
Bien que né soixante-deux ans après lui, le philosophe de Ferney faisait figure d'avant-gardiste de la bourgeoisie française du temps de Louis XV, puis de Louis XVI, en se présentant comme le disciple du philosophe écossais. Ainsi, dans les années 1760, le voit-on annoncer, à n'en plus finir, à ses divers correspondants, une révolution comparable qu'il voit survenir dans les vingt prochaines années sur le sol de France. Quel coup d'oeil, n'est-ce pas?
C'est dans cette perspective de long terme, et en fabriquant une version très simplifiée des analyses de son modèle d'Outre-Manche, qu'en 1764 Voltaire rédige, pour son "Dictionnaire philosophique", un article "Égalité" qui doit retenir notre attention. Il y trace en effet la voie à suivre pour donner à la propriété le statut qui doit être le sien dans une société débarrassée de la monarchie de droit divin : "Une famille nombreuse a cultivé un bon terroir ; deux petites familles voisines ont des champs ingrats et rebelles ; il faut que les deux pauvres familles servent la famille opulente, ou qu'elles l'égorgent, cela va sans difficulté. Une des deux familles indigentes va offrir ses bras à la riche pour avoir du pain ; l'autre va l'attaquer et est battue ; la famille servante est l'origine des domestiques et des manoeuvres ; la famille battue est l'origine des esclaves. Il est impossible dans notre malheureux globe que les hommes vivant en société ne soient pas divisés en deux classes, l'une de riches qui commandent, l'autre de pauvres qui servent ; et ces deux se subdivisent en mille, et ces mille ont encore des nuances différentes."
Voilà donc que l'égalité se définit par... la nécessité de son contraire.
Or, la contradiction n'est pas qu'une affaire de mots. Il arrive qu'elle se résolve à coups de fusils, à l'intérieur comme à l'extérieur d'un pays donné. Ainsi sommes-nous toujours dans le cadre de l'illustration d'une "égalité" tellement mensongère qu'elle ne peut que baigner dans le sang de ses "bénéficiaires"...
Mais laissons le cher Voltaire faire, au nom de l'une des rubriques des Droits de l'Homme, son petit travail de criminel de guerre par procuration : "Tous les pauvres ne sont pas absolument malheureux. La plupart sont nés dans cet état, et le travail continuel les empêche de trop sentir leur situation ; mais quand ils la sentent, alors on voit des guerres, comme celle du parti populaire contre le parti du sénat à Rome ; celles des paysans en Allemagne, en Angleterre, en France. Toutes ces guerres finissent tôt ou tard par l'asservissement du peuple, parce que les puissants ont l'argent, et que l'argent est maître de tout dans un État ; je dis dans un État, car il n'en est pas de même de nation à nation. La nation qui se servira le mieux du fer, subjuguera toujours celle qui aura plus d'or et moins de courage."
N'oublions pas que Voltaire est un expert en la matière puisque ce brave homme doit une partie de sa fortune à d'heureuses spéculations sur les fournitures aux armées, à sa façon de chanter les louanges de Louis XV pour la victoire de Fontenoy, et aux retombées, sur les ventes des montres qu'il faisait fabriquer à Ferney, des encouragements répétés qu'il aura prodigués à Catherine II de Russie de faire massacrer un maximum de Turcs dans la guerre qui l'oppose à la Porte ottomane...
Tout ceci, bien sûr, au nom d'une philosophie de la "tolérance", qui ne reconnaît, elle aussi, que le contraire de ce qu'elle prétend affirmer...
26. L'égalité selon Voltaire
Comme Voltaire le constate dans l'article où il définit l'égalité, les pauvres, tant qu'ils travaillent, ne sentent pas trop leur situation misérable. Ce qui est heureux, puisque "quand ils la sentent, alors on voit des guerres". Mais, écrivant cela dans son "Dictionnaire philosophique", Voltaire ne joue-t-il pas un jeu dangereux qui pourrait mettre le feu aux poudres?...
Qu'on se rassure, s'exclame-t-il : "Ce n'est même que par des personnes éclairées que ce livre peut être lu ; le vulgaire n'est pas fait pour de telles connaissances ; la philosophie ne sera jamais son partage. Ceux qui disent qu'il y a des vérités qui doivent être cachées au peuple, ne peuvent prendre aucune alarme ; le peuple ne lit point ; il travaille six jours de la semaine, et va le septième au cabaret ; en un mot, les ouvrages de philosophie ne sont faits que pour les philosophes, et tout honnête homme doit chercher à être philosophe sans se piquer de l'être."
Mais, revenons à l'égalité telle que le philosophe de Ferney l'anéantit aux yeux des "personnes éclairées" qui ont bien besoin de savoir ce que sera le contenu politique, économique et idéologique de la révolution qu'il leur promet pour dans vingt ans : "Tout homme naît avec un penchant assez violent pour la domination, la richesse et les plaisirs ; et avec beaucoup de goût pour la paresse : par conséquent tout homme voudrait avoir l'argent et les femmes ou les filles des autres, être leur maître, les assujettir à tous ses caprices, et ne rien faire, ou du moins ne faire que des choses très agréables. Vous voyez bien qu'avec ces belles dispositions il est aussi impossible que les hommes soient égaux, qu'il est impossible que deux prédicateurs ou deux professeurs de théologie ne soient plus jaloux l'un de l'autre."
C'est d'ailleurs au titre de la philosophie de la tolérance que Voltaire dit et redit à Catherine II de Russie que les femmes et jeunes filles que l'on pourra prendre aux Turcs seront la récompense des plus brillants de ses officiers...
Or, au fond, et par delà les phénomènes de jouissance, il y a le partage du travail, le partage de la souffrance qu'engendre le travail sous la domination d'autrui, et c'est ici que l'égalité fait décidément naufrage pour la plus grande joie des "personnes éclairées".
Mais, dis-leur donc, toi, Voltaire, le prophète de la révolution bourgeoise!... Et il nous le dit, le bougre. Il l'a même frappé dans le marbre, le beau et vrai couplet de l'égalité démocratique : "Le genre humain tel qu'il est, ne peut subsister à moins qu'il n'y ait une infinité d'hommes utiles qui ne possèdent rien du tout. Car certainement un homme à son aise ne quittera pas sa terre pour venir labourer la vôtre, et si vous avez besoin d'une paire de souliers, ce ne sera pas un maître de requêtes qui vous la fera. L'égalité est donc à la fois la chose la plus naturelle, et en même temps la plus chimérique."
Des hommes utiles qui ne possèdent rien du tout!... C'est effectivement ce qui s'appelle la misère organisée... Celle qui se retrouve aujourd'hui repliée au fond des bois de l'Ile... de France, deux cent vingt ans après 1789.
Et il en faudrait une... infinité.
Avis aux amateurs!
27. Le socialisme primitif de droit divin
Revenons au petit morceau de métal jaune de John Locke et à cette vertu qui est la sienne de se conserver sans usure ni détérioration. C'est là une caractéristique essentielle dont le philosophe écossais explique avec une simplicité enfantine en quoi elle s'oppose au système entier de l'économie naturelle et aux limites que celle-ci fournit, par l'altération plus ou moins rapide de ses produits, à toute extension éventuelle de l'appropriation privée : "Toutes les denrées qu'un individu cultivait et récoltait, amassait et consommait avant qu'elles ne se fussent gâtées lui appartenaient en propre ; tout ce qu'il pouvait enclore, nourrir, utiliser, bétail et produits, tout était à lui. Par contre, si l'herbe pourrissait sur le sol à l'intérieur de son enclos, ou si les fruits de sa plantation venaient à s'abîmer sans récolte ni engrangement, il fallait considérer cette partie de la terre comme toujours en friche, malgré la clôture, et n'importe qui d'autre pouvait en prendre possession."
Par la grâce de sa durabilité, l'or (la monnaie) repousse les limites de l'appropriation ; il lui fait franchir le seuil des produits nécessaires à une consommation plus ou moins rapprochée, pour offrir au détenteur d'or un droit sur des subsistances qui ne seront produites qu'ultérieurement et par d'autres que lui.
Mais, peu à peu, autre chose devient possible : la terre, en tant qu'elle est alors l'outil de production principal, va pouvoir s'insérer à son tour dans le circuit de la monnaie, et, selon John Locke, cette étape fondamentale sur la voie qui conduit vers l'exploitation des uns par les autres se serait effectivement produite sans heurts, garantie qu'elle était de s'effectuer sous l'égide de la mesure de valeur que nous connaissons bien désormais : le travail.
Lisons John Locke : "Comme l'or et l'argent, qui sont de peu d'utilité pour la vie humaine, si on les compare à la nourriture, au vêtement et aux moyens de transport, tirent leur valeur du seul consentement des gens, qui se règle en grande partie sur le critère du travail, il est clair que les hommes ont accepté que la possession de la terre comporte des disproportions et des inégalités ; par un consentement tacite et volontaire, ils ont trouvé un moyen qui permet à l'homme de posséder plus de terres que celles dont il peut utiliser le produit ; pour le surplus, il reçoit de l'or et de l'argent, qu'on peut thésauriser sans nuire à personne ; car de tels métaux ne se gâtent ni ne se détruisent entre les mains du possesseur. Ce partage dans l'inégalité des possessions particulières, les hommes l'ont rendu possible en dehors des liens de la société, sans contrat, rien qu'en donnant une valeur à l'or et à l'argent et en convenant tacitement d'utiliser la monnaie."
À chacun selon son travail : subsistances, terre, or et argent, avec toujours une nature qui s'offre à profusion...
Cette fois-ci, John Locke nous aura transportés dans une sorte de socialisme primitif de droit divin... Avec lui, nous prenons décidément la doctrine marxiste à rebrousse-poil.
28. L'épée à la rescousse du droit de propriété
Au sein d'une nature dont la profusion dépassait largement les capacités d'absorption des divers groupements humains, et en posant le travail comme unique mesure de la valeur économique des biens produits, John Locke entrevoit la naissance d'un droit de propriété qui n'a pas encore rompu avec une sorte de socialisme primitif "naturel" : "Ainsi, je pense, on parvient très facilement à concevoir sans aucune difficulté comment le travail a pu constituer, au début, l'origine d'un titre de propriété sur les biens indivis de la nature et comment l'usage qu'on en faisait lui servait de limite. Alors, il ne pouvait exister aucun de motif de se quereller pour un titre, ni d'hésiter sur l'étendue de la possession qu'il autorisait. Droit et communauté allaient de pair. Comme chacun acquérait, de plein droit, tout ce à quoi il pouvait appliquer son travail, nul n'était tenté de travailler au-delà de ses besoins."
Cette dernière formule doit aussitôt être soulignée : il ne pouvait s'agir que de besoins stationnaires, c'est-à-dire d'un minimum vital qui satisfaisait chacun, chacune et la collectivité dans son ensemble au coeur d'une nature qui, d'ailleurs, n'offrait rien de plus.
Il y a pourtant déjà le ver du progrès dans le fruit de la stagnation d'origine : le petit morceau de métal jaune... dont on va découvrir qu'aussitôt né il est à la tête d'un empire. Il ne reste, pour lui donner tout son pouvoir, qu'à lui adjoindre l'effectivité du droit de propriété, ce qui veut dire la garantie de celle-ci par l'instauration d'une solidarité active qui se traduit, pour les hommes, comme John Locke l'écrit, dans le fait "de se réunir afin de sauvegarder mutuellement leurs vies, leurs libertés et leurs fortunes, ce que je désigne sous le nom général de propriété."
Cet instant est décisif, puisque, comme John Locke le souligne immédiatement : "La propriété, qui procède du droit des hommes d'user de n'importe quelle créature inférieure pour l'entretien et le confort de leur vie, n'existe qu'au profit et pour le seul avantage du propriétaire ; tant et si bien qu'en cas de besoin celui-ci peut même détruire, par l'usage qu'il en fait, la chose qui lui appartient ; mais le gouvernement, qui a pour raison d'être de sauvegarder les droits et la propriété de tous les hommes en protégeant chacun contre la violence et les actes dommageables des autres, existe pour le bien des gouvernés."
Des gouvernés... ou plutôt de certains d'entre eux, puisque John Locke ajoute aussitôt : "L'épée des magistrats doit servir à terrifier les malfaiteurs pour que cette terreur oblige les hommes à respecter les lois positives de la société, alignées sur celles de la nature, en vue du bien public, autrement dit du bien de chaque membre de la société à titre individuel pour autant que des règles communes puissent le garantir."
Petite voix, déjà entendue, de Voltaire sur fond d'une société de "propriétaires" bien ordonnée : "Le genre humain tel qu'il est, ne peut subsister à moins qu'il n'y ait une infinité d'hommes utiles qui ne possèdent rien du tout." Ce qui peut évidemment requérir, par instant, l'usage de l'épée contre certains "ennemis" de la propriété... C.Q.F.D.
29. Une société... de propriétaires
Il s'agit donc, selon John Locke, de "terrifier les malfaiteurs", non pas d'individu à individu, mais par le moyen du gouvernement que la société elle-même aura mis en place après s'être libérée de la monarchie de droit divin dont le philosophe a démontré l'inanité dans son "Premier traité du gouvernement".
Désormais, sous l'intitulé : "Essai sur l'origine, les limites et les fins véritables du gouvernement civil", John Locke, définissant le "pouvoir politique", associe immédiatement la défense de la propriété, à l'intérieur et à l'extérieur, avec la peine de mort : "Par pouvoir politique, donc, j'entends le droit de faire des lois, sous peine de mort, ou par voie de conséquence sous toute peine moins sévère, afin de réglementer et de préserver la propriété, ainsi que d'employer la force de la communauté pour l'exécution de telles lois et la défense de la république contre les déprédations de l'étranger, tout cela uniquement en vue du bien public."
Ce pouvoir politique est ce qui distingue toute société politique de ce qu'était l'état de nature caractérisé, lui, par l'absence d'une loi établie, par le manque d'un juge connu et impartial, et par le défaut d'une puissance habilitée à mettre en exécution les décisions de sanction.
Or, John Locke l'affirme : "Aucune société politique ne peut exister, ni subsister, sans détenir le pouvoir d'assurer la conservation de la propriété, donc celui de punir, à cet effet, les infractions commises par quiconque est l'un de ses membres ; il n'y a donc de société politique que là, et là seulement, où chacun des individus qui en font partie s'est défait de ce pouvoir naturel et l'a remis à la communauté, pour que celle-ci l'exerce chaque fois qu'aucune circonstance particulière n'exclut le recours à la protection de la loi qu'elle a établie."
Il le redit encore autrement : "La société politique acquiert ainsi le pouvoir de fixer le châtiment qui doit correspondre à chaque infraction qui lui semble en mériter un et que commet l'un de ses membres (c'est le pouvoir de légiférer) ; elle a aussi le pouvoir de châtier tout préjudice injuste causé à l'un quelconque de ses membres par quelqu'un qui n'a pas cette qualité (c'est le pouvoir de faire la guerre et la paix) ; elle exerce l'un et l'autre afin de préserver, dans la mesure du possible, les biens de tous ceux qui font partie de ladite société."
Partout, nous retrouvons la même insistance sur la protection de la propriété. John Locke n'avait-il pas pourtant précédemment ajouté à celle-ci la protection de la vie des membres de la société? Ne pourrait-on pas penser que cette dernière mérite de prendre le pas sur la première? D'abord la vie puis la propriété? La vie, ce serait celle de tout un chacun!... Mais la propriété?...
Eh bien, John Locke ne manifeste aucune hésitation : "La conservation de la propriété est la fin du gouvernement et celle que les hommes poursuivent lorsqu'ils entrent en société ; il faut donc nécessairement admettre que les gens soient propriétaires de quelque chose, sinon cela supposerait qu'ils perdent quand ils s'associent, ce qu'ils voulaient obtenir en s'associant, absurdité si grossière que nul n'oserait la soutenir. Puisque les hommes qui vivent en société sont propriétaires, ils ont le droit de posséder tous les biens qui leur appartiennent en vertu de la loi de la communauté, de telle sorte qu'il est interdit à quiconque de les leur soustraire, pour l'essentiel ou pour une part, sans leur consentement ; sinon, ils ne sont propriétaires de rien du tout."
Et Voltaire, comme on sait, d'ajouter un supplément quelques décennies plus tard : "À moins qu'il n'y ait une infinité d'hommes libres qui ne possèdent rien du tout."
Mais comment ceux-ci seraient-ils membres d'une quelconque société, si l'on doit y être propriétaire?...
30. La propriété ou la mort
Comme nous l'avons vu, la société politique prônée par John Locke ne fait apparaître la défense de la vie de chaque "sociétaire" que de manière accessoire. Ce qui prime, dans cette réunion de propriétaires, c'est d'abord et avant tout la défense de la propriété. L'individu qui aura adhéré, par mégarde dirons-nous, à ce type d'organisation sans avoir pris la précaution de rassembler auparavant un minimum de biens dont il puisse démontrer qu'ils sont effectivement à lui, n'y sera rien qu'un ustensile, un instrument apte à entrer sous la domination d'un vrai "sociétaire".
Nous retrouvons donc ici notre "chômeur". Son salut, à l'intérieur du système social, dépend de sa capacité, plus ou moins intermittente, d'oeuvrer dans l'intérêt de l'un au moins des propriétaires des moyens de production. En dehors de quoi, il lui reste aussi... la guerre : comme on le sait, les tout premiers salariés ont été les titulaires de cette "solde" qui fait le "soldat".
Or, pour donner toute sa force à ce qui s'appelle le droit de propriété, John Locke se saisit de cette première occurrence d'un système de domination qui n'est plus celui de l'esclavage. Curieusement, nous y voyons resurgir notre petit morceau de métal jaune, mais, cette fois, sous la forme d'un rejeton qui tient de sa parenté avec lui une extraordinaire faculté : "Le salut de l'armée, qui doit assurer celui de la république entière, exige l'obéissance absolue aux ordres de tout officier de rang plus élevé, et quiconque désobéit ou réplique aux plus dangereux ou aux plus déraisonnables d'entre eux mérite la mort ; pourtant, nous le voyons, le même sergent qui pouvait donner à un soldat l'ordre de progresser jusqu'à la gueule d'un canon, ou de rester posté sur une brèche, où sa mort est presque certaine, ne peut pas commander à cet homme de lui remettre un seul centime de son argent ; d'autre part, le général peut le condamner à mort pour avoir abandonné son poste, ou pour avoir désobéi aux ordres les plus désespérés, mais tout ce pouvoir absolu de vie et de mort ne lui permet pas de disposer d'un quart de centime des biens de ce soldat, ni de saisir le plus insignifiant des objets qui lui appartiennent ; alors qu'il pourrait lui donner n'importe quel ordre et le faire pendre à la moindre désobéissance."
À cet endroit précis, il convient sans doute de reprendre ce qu'écrivait Vladimir Ilitch Lénine en février 1917, après des millions de morts et des dizaines de millions de blessés répartis un peu partout à la surface du globe : "C'est précisément à présent, à l'heure où la bourgeoisie dirigeante se prépare à désarmer pacifiquement des millions de prolétaires et à les faire passer sans encombre - sous le couvert d'une séduisante idéologie et en les aspergeant, bien entendu, de l'eau bénite des phrases pacifistes mielleuses! - de leurs boueuses, puantes et infectes tranchées, où ils faisaient un métier de bouchers, aux bagnes des fabriques capitalistes où ils devront rembourser, "par un honnête labeur", les centaines de milliards de la dette d'État - c'est précisément à présent que s'impose, plus encore qu'au début de la guerre, le mot d'ordre lancé aux peuples par notre Parti en automne 1914 : "Transformer la guerre impérialiste en guerre civile pour le socialisme!"
31. La bourse ou la vie
À ce soldat qu'en raison du droit de propriété son général ne pourrait pas même dépouiller de la menue monnaie qu'il a en poche, John Locke affirme que s'impose le devoir d'obéir sans mot dire aux ordres les "plus dangereux", les "plus déraisonnables", ou les "plus désespérés" susceptibles d'entraîner une mort à peu près certaine et tout bonnement inutile...
En la circonstance, il faut conserver à l'esprit que ce "soldat" du XVIIème siècle ne dépend pas d'un système de recrutement comparable à celui qui s'imposera bien plus tard au fantassin de 14-18. Il n'agit pas en tant que patriote dans le contexte d'une nation qui le traite en citoyen. Il fait la guerre en qualité de mercenaire. Il remplit donc une stricte obligation de travail.
C'est dans le cadre de la mise en oeuvre de cette obligation que sa vie ne vaut à peu près rien au-delà de la solde qu'on lui verse pour exercer ce métier de tueur d'autrui... avec, dans le camp d'en face, les mêmes que lui, dont la vie ne vaut rien de plus que la sienne : les frais d'entretien de leurs forces de travail, tout simplement.
À l'inverse, c'est le fruit de son activité "laborieuse", pour autant qu'il en reste quelques vestiges, en monnaie sonnante et trébuchante, dans sa poche, qui, d'être couvert par la puissance du droit de propriété, revêt un caractère sacré.
La monnaie n'est donc pas un accessoire de l'être humain : même un général ne pourrait pas la lui prendre, et ceci sous aucun prétexte. Au contraire, la vie du "soldat" est un accessoire dont on peut le débarrasser à très bon compte... c'est d'ailleurs là que se situe, pour l'essentiel, la gloire de ses chefs, au XVIIème siècle comme plus tard, s'il faut en croire cet extrait d'une lettre adressée à sa mère par le lieutenant Charles de Gaulle*, le 27 décembre 1914 : "Cela m'a pourtant fait quelque peine de quitter ma 7ème compagnie. Je ne l'avais commandée que dans les tranchées mais elle m'y avait pleinement satisfait. En deux mois déjà, elle avait perdu sous mes ordres 27 tués et blessés, ce qui n'avait rien d'excessif.
* Pour en savoir plus sur ce sinistre personnage, on pourra s'en remettre avec bénéfice au lien suivant : http://mjcuny-fpetitdemange.hautetfort.com
32. La valeur économique des produits "naturels"
Si John Locke a mis en exergue l'effet de seuil provoqué, dans l'histoire humaine, par l'apparition de la monnaie, il n'a pas approfondi, dans l'ouvrage cité, la question de savoir d'où vient que telle quantité du "petit morceau de métal jaune" correspond à telle quantité d'un bien périssable. Mais, il y a "l'invention de la monnaie et la convention tacite qui lui reconnaît une valeur", c'est-à-dire ce moment où l'on a "convenu de reconnaître à un petit morceau de métal jaune, capable de se conserver sans usure, ni détérioration, plus de valeur qu'à une grosse pièce de viande ou à un tas de blé entier".
Plus de valeur... Sans doute faut-il dire que l'effet inverse, nécessaire à l'équilibre de l'échange, se manifeste par l'intermédiaire de l'individu qui, affamé, attribue plus de valeur au petit morceau de viande qui ne lui appartient pas encore, qu'à cette quantité de monnaie qu'il va lui falloir débourser pour pouvoir enfin se rassasier.
Mais, enjambant ce problème d'équilibrage des valeurs, John Locke n'en démord pas. Même après l'invention de la monnaie, et donc après la mise en oeuvre d'un droit de propriété qui s'étend au-delà des seuls moyens de subsistance jusqu'à pouvoir englober la terre elle-même : "C'est bien le travail qui donne à toute chose sa valeur propre."
À l'opposé des Physiocrates, qui, trois quarts de siècle plus tard, nieront que le travail humain puisse accroître la richesse économique d'un pays - ce qui, selon eux, était le privilège de la seule nature, et donc de la seule production agricole ; phénomène illustré, par exemple, par le saut quantitatif "naturel" qui fait qu'un unique grain semé se trouve multiplié, par la volonté divine, dans l'épi récolté -, John Locke se plaît à affirmer que même les prodiges de la nature n'ont qu'assez peu d'impact sur la valeur économique qui demeure, selon lui, le quasi privilège du travail humain.
Citons le philosophe écossais : "Il suffit de considérer quelle différence il y a entre un acre de terre planté en tabac ou en sucre, ensemencé de blé ou d'orge, et un acre de la même terre laissé indivis, que personne n'exploite, pour s'assurer que l'amélioration due au travail constitue, de loin, la plus grande partie de la valeur. Je croirais proposer une évaluation très modérée si je disais que, parmi les produits de la terre qui servent à la vie de l'homme, neuf dixièmes proviennent du travail. Même si nous voulons évaluer correctement les biens, tels qu'ils se présentent à nous quand nous nous en servons, et répartir les dépenses qu'ils ont entraînées entre ce qu'ils doivent respectivement à la nature seule et au travail, nous verrons qu'il faut mettre, dans la plupart des cas, quatre-vingt-dix-neuf pour cent au compte exclusif du travail."
Un petit doute nous saisit tout à coup : ne faudrait-il pas en conclure que, selon John Locke, le propriétaire de cette terre si peu productrice de valeur ne mériterait en conséquence, s'il n'est pas lui-même un travailleur, de ne recevoir, au titre de sa propriété, que quelques miettes de la richesse produite?... Serions-nous, à ce moment encore, en plein socialisme primitif... de droit humain?
33. Un avenir "clé en main"
Résumant l'origine de la valeur économique de ce moyen de production essentiel à son époque qu'était la terre agricole, répartie désormais entre différents propriétaires, John Locke écrit : "C'est donc le travail qui donne à la terre la plus grande partie de sa valeur, sans laquelle elle ne vaudrait presque rien ; la plupart de ses produits utiles, nous les devons au travail."
Mais ce travail, activité typiquement humaine, étend également - et toujours selon John Locke - sa capacité à créer de la valeur bien au-delà des soins que l'homme peut apporter à la production agricole : "Ce ne sont pas seulement les peines du laboureur, le labeur du moissonneur et du batteur, ou la sueur du boulanger, qui donnent son prix au pain que nous mangeons ; l'ouvrage de ceux qui ont dressé les boeufs, extrait et travaillé le fer et les pierres, abattu et façonné le bois utilisé pour la charrue, le moulin, le four, ou tous les ustensiles, en si grand nombre, dont le même blé oblige à se servir, depuis le jour où on le sème jusqu'à celui où on en fait du pain, il faut le porter entièrement au compte du travail, car tous ces biens viennent de lui ; la nature et la terre n'ont fourni que les matières premières, qui sont presque sans valeur prises en elles-mêmes. Si seulement on parvenait à les identifier, on établirait un étrange catalogue avec les objets que l'industrie a produits et utilisés pour chaque miche de pain, avant de la livrer à notre consommation : fer, bois, cuir, écorce, planches, pierre, briques, charbon, chaux, tissu, teinture, poix, goudron, mâts, cordes et tous les matériaux utilisés dans le navire qui a transporté l'un quelconque des produits dont s'est servi l'un quelconque des ouvriers pour une phase quelconque de l'ouvrage ; cette liste, il serait presque impossible, en tout cas trop long de la dresser."
Nous voici rassasiés de travail... et pour longtemps sans doute, puisque, comme John Locke l'a souligné avec force : l'acceptation et l'utilisation de la monnaie permettent de pérenniser les valeurs produites et de les faire entrer dans la propriété privée de ceux dont il nous a dit qu'ils sont les vrais fondateurs de la société, et ceci à l'exclusion des malchanceux qui, n'ayant rien, n'ont aucun intérêt à s'unir sous l'autorité d'une loi civile uniquement faite pour le bénéfice des possédants...
Et pourtant, sur les propriétés foncières des aristocrates, dans les ateliers de la bourgeoisie montante, comme sur les navires du commerce international, le travail ne se faisait pas tout seul, ni par la grâce de l'esprit saint. Il y fallait des bras... et des bras d'une humanité sans doute plus ou moins coupable d'on ne sait quoi...
En tout cas, d'une humanité, par définition, nécessairement moins "travailleuse" que ces êtres d'élection dont on ne sait plus de quand datent les exploits qu'ils ont dû réaliser dans l'énorme champ du travail humain, pour que l'histoire fasse d'eux les heureux copropriétaires de la quasi-totalité des fruits engendrés par l'activité humaine depuis la nuit des temps, déduction faite de la rétribution minimale versée, plus ou moins régulièrement, aux travailleurs définitivement impécunieux, pour qu'au long des siècles ceux-ci et leurs descendants se plient à la discipline d'un travail créateur permanent de la valeur économique que pérennise la monnaie et que transmet, dans un cadre strictement privé - et donc de privation pour celles et ceux qui les ont engendrés à force de travail - l'héritage des moyens de production, c'est-à-dire de tout le bric-à-brac nécessaire à la continuation de l'exploitation de l'être humain par l'être humain.
34. La terre, source de toute richesse
À l'inverse de John Locke, pour qui, parmi "les produits de la terre qui servent à la vie de l'homme, neuf dixièmes proviennent du travail", de sorte que, si nous voulons "répartir les dépenses qu'ils ont entraînées entre ce qu'ils doivent respectivement à la nature seule et au travail, nous verrons qu'il faut mettre, dans la plupart des cas, quatre-vingt-dix-neuf pour cent au compte exclusif du travail", les physiocrates, rangés sous la houlette du docteur Quesnay, affirment, soixante-dix ans plus tard, que la terre est le seul pourvoyeur de la richesse nouvellement créée...
Dans ce contexte, les propriétaires de la terre, nourricière du seul fait de la grâce divine, voient l'essentiel de leurs responsabilités se borner à l'entretien de cet outil de production exceptionnel, et à la dépense des revenus qui en proviennent et qu'eux-mêmes perçoivent pour cette bonne et simple raison qu'ils sont propriétaires.
Les voici, selon ce qu'en écrivait François Quesnay en 1757 : "Les propriétaires ne sont utiles à l'État que par leur consommation : leurs revenus les dispensent de travailler, ils ne produisent rien, si leurs revenus n'étaient pas distribués aux professions lucratives, l'État se dépeuplerait par l'avarice de ces propriétaires injustes et perfides."
Gardiens de la source même de toute richesse, les propriétaires sont garants du bon déroulement des processus fondamentaux qui régissent l'économie du pays, et ils contribuent, à l'exclusion des autres classes, aux frais qu'entraîne le maintien du bon ordre. C'est encore Quesnay qui l'écrit : "Les profits ou les revenus que les propriétaires retirent de leurs biens-fonds sont donc les vraies richesses de la nation, les richesses du souverain, les richesses des sujets, les richesses qui subviennent aux besoins de l'État, et par conséquent les richesses qui paient les taxes imposées pour les dépenses nécessaires au gouvernement et à la défense de l'État."
Sous le règne de Louis XV et de madame de Pompadour, de qui le docteur Quesnay, chirurgien, avait été le médecin personnel, voici comment, du point de vue de l'économie "physiocrati-que" (pouvoir de la nature, et donc "ordre naturel", mais garanti par le bon vouloir du Dieu créateur), la monarchie, la noblesse terrienne et le clergé inscrivent la nécessité de leur domination dans le cadre très ferme d'une solidarité de classe organisée autour de l'appropriation privée de l'outil de production offert par la divinité. Dixit Quesnay : "La classe des propriétaires comprend le souverain, les possesseurs des terres et les décimateurs. Cette classe subsiste par le revenu ou produit net de la culture qui lui est payé annuellement par la classe productive, après que celle-ci a prélevé, sur la reproduction qu'elle fait naître annuellement, les richesses nécessaires pour se rembourser de ses avances annuelles et pour entretenir ses richesses d'exploitation."
Car, bien évidemment, Dieu ne fait pas le travail tout seul...
35. Stérilité du travail humain
Dans l'économie selon les physiocrates, l'activité agricole se caractérise par ce fait qu'elle est la seule à laisser, au-delà des frais qu'elle occasionne (outils de production et salaires revenant au travail), ce surplus que Quesnay désigne du terme de "produit net". C'est celui-ci qui constitue le revenu de la classe des propriétaires : le souverain, la noblesse terrienne et le clergé. Or, ce produit net émane de l'activité de la "classe productive", dont le même Quesnay nous dit qu'elle est "celle qui fait renaître par la culture du territoire les richesses annuelles de la nation, qui fait les avances des dépenses des travaux de l'agriculture, et qui paye annuellement les revenus des propriétaires des terres."
Dernier terme du trio qui constitue l'essentiel de la vie économique d'un pays : la "classe stérile". En quoi peut bien consister ce degré zéro de la dimension économique? Quesnay nous répond : "La classe stérile est formée de tous les citoyens occupés à d'autres services et à d'autres travaux que ceux de l'agriculture, et dont les dépenses sont payées par la classe productive et par la classe des propriétaires qui eux-mêmes tirent leurs revenus de la classe productive."
Réduit à l'essentiel, le circuit économique tel que le perçoivent les physiocrates donne toute sa dimension au "pouvoir de la nature", le travail humain n'ayant pas d'autre vertu que de produire l'équivalent de ce qu'il coûte et de ce que coûtent les outils qu'il utilise. Au-delà de quoi, lui ne laisse rien, c'est-à-dire aucun "produit net".
Ainsi, à la différence des produits issus des biens-fonds (produits directement nés de la nature, et indirectement de la bonté du Créateur), la part prise, dans la production, par le travail humain, ne sert qu'à rembourser les dépenses nécessaires. Selon ce que Quesnay affirme : "Les ouvrages de main-d'oeuvre exigent de la part de ceux qui les fabriquent des dépenses et des frais qui sont égaux à la valeur de ces ouvrages. Il en est de ces frais comme de ceux de la culture qui nourrissent les ouvriers de la campagne : ceux qui les gagnent les dépensent pour leurs besoins, les laboureurs qui les paient les retirent sur les produits de la culture. Ces frais sont en même temps une richesse et une dépense : une richesse parce qu'ils nourrissent ceux qui les gagnent, une dépense parce que cette richesse est enlevée à ceux qui les paient et qu'ils sont consommés par ceux qui les gagnent. Ainsi, ces frais ne peuvent se perpétuer par eux-mêmes : ils naissent des biens-fonds par le travail des hommes."
Avant donc que le travail humain puisse produire l'équivalent de ce qu'il coûte, la nature doit avoir offert les avances nécessaires, à travers le "produit net" dont elle est seule à détenir les clefs. Pour sa part, uniquement capable de répéter ce qu'il coûte en subsistances, le travail est stérile, selon les physiocrates, sauf dans l'agriculture, où cette stérilité est masquée par l'activité de la bonté du Créateur, par le biais du miracle permanent réalisé par la nature.
François Quesnay nous donne ici le circuit complet qui assure la pérennité du système économique tel qu'il le comprend : "Les travaux d'industrie produisent les ouvrages nécessaires aux besoins et aux commodités de la vie ; ces ouvrages ne sont des richesses pour ceux qui les fabriquent, qu'autant qu'ils sont payés par ceux qui les achètent. Il faut donc que ceux qui les achètent aient des richesses pour les payer ; or ces richesses ne peuvent venir que des profits, ou revenus que produisent les biens-fonds ; car il n'y a que les produits des biens-fonds qui soient des richesses primitives, gratuites, toujours renaissantes et avec lesquelles les hommes paient toutes les choses qu'ils achètent."
Contradiction totale avec ce que nous avons vu chez John Locke quelques décennies plus tôt... Et vogue soudaine de la physiocratie dans le royaume de France, une trentaine d'années avant la Révolution de 1789!... Vogue, d'ailleurs, aussi soudaine que brève.
36. Car il y a richesses et richesses
John Locke avait écrit : "C'est donc le travail qui donne à la terre la plus grande partie de sa valeur." François Quesnay, à l'inverse, souligne la stérilité de ce même travail, quel que soit d'ailleurs son domaine d'intervention : "Comparez le gain des ouvriers qui fabriquent les ouvrages d'industrie, à celui des ouvriers que le laboureur emploie à la culture de la terre, vous trouverez que le gain de part et d'autre se borne à la subsistance de ces ouvriers ; que ce gain n'est pas une augmentation de richesses."
Mais le travail agricole ne reste pas limité à lui-même... Perçu dans son alliance avec le "pouvoir de la nature", il apparaît comme coresponsable d'un produit net, d'un surplus qui, selon Quesnay, provient en réalité de la terre : "C'est la source de la subsistance des hommes, qui est le principe des richesses."
Et si cette terre est placée sous la responsabilité directe de la "classe des propriétaires" qui en perçoivent les revenus (c'est-à-dire la totalité du produit net d'un pays), le bon docteur leur rappelle que "leurs revenus deviennent communs à tous les hommes".
Ce qui permet une lecture toute différente de la phrase précédemment citée du même Quesnay : "Les propriétaires ne sont utiles à l'État que par leur consommation : leurs revenus les dispensent de travailler, ils ne produisent rien, si leurs revenus n'étaient pas distribués aux professions lucratives, l'État se dépeuplerait par l'avarice de ces propriétaires injustes et perfides."
Certes, vous ne travaillez pas, certes, vous voici payés à ne rien faire, mais, mais...
Ailleurs, le bon docteur peut même se montrer menaçant à l'égard de ceux qui ne seraient pas à la hauteur de leur tâche de régulateurs : "Les lois s'élèveraient contre ces hommes inutiles à la société et détenteurs des richesses de la patrie."
Mais il y en a d'autres que François Quesnay n'aime pas du tout ; ce sont les détenteurs de richesses qui, selon lui, se sont bien trop éloignées des miracles de la terre nourricière : "Ces richesses qui sont, pour ainsi dire, dérobées à l'État et qu'on appelle finance circulante, sont des richesses pécuniaires accumulées dans la capitale, ou par l'entremise des papiers publics, elles sont employées à un trafic d'agiot, ou de finance contre finance et procurent par des escomptes sur les papiers commerçables de gros gains à ceux qui ont beaucoup d'argent de réserve occupé à ce commerce."
On le croirait occupé à démolir la réputation des frères Pâris, ces financiers de haut vol dont l'un avait été choisi autrefois pour parrain d'une petite fille devenue, depuis, la patiente du même... docteur Quesnay : madame de Pompadour, et la réputation encore d'un ami de la même, Jean-Joseph de Laborde, l'un des prochains banquiers de la cour du roi Louis XV, et ancêtre en ligne directe, à la sixième génération, d'un dénommé Ernest-Antoine Seillière de Laborde... (dont on découvrira bien d'autres ancêtres sur : http://petitdemangecuny.canalblog.com)
37. Quesnay avec Turgot, et réciproquement
Très en colère, Quesnay poursuit sa diatribe contre les gens de finance : "Les grandes fortunes pécuniaires qui semblent manifester l'opulence de l'État n'en indiquent réellement que la décadence et la ruine, parce qu'elles se forment au préjudice de l'agriculture, de la navigation, du commerce étranger, des ouvrages de main-d'oeuvre et des revenus du souverain. Car elles anéantissent la masse des richesses productives et se dérobent aux impositions."
Autrement dit : c'est pourquoi nous nous dispenserons de leur demander de se soumettre à l'impôt!... assurés que nous sommes de devoir payer très cher la moindre tentative de les y contraindre, compte tenu de ce qu'est la situation économique actuelle du royaume.
"Cependant, poursuit le bon docteur, si la forme des impositions devenait moins onéreuse à l'État, et si l'agriculture et la liberté du commerce des denrées du cru se rétablissaient, ces richesses pécuniaires rentreraient d'elles-mêmes dans l'ordre général ; parce qu'elles y seraient attirées par des profits plus assurés et plus invariables que ceux que procure le trafic d'agiot ou de finance contre finance, qui se fait par l'entremise des papiers commerçables fondés presque tous sur les dettes de l'État."
C'est le moment d'indiquer que nous sommes ici en présence d'un manuscrit qui porte quelques annotations de la main de Turgot (l'homme qui n'avait pas froid aux yeux : "En tout genre de travail il doit arriver et il arrive en effet que le salaire de l'ouvrier se borne à ce qui lui est nécessaire pour lui procurer sa subsistance.").
Lorsque François Quesnay s'en prend aux "richesses dérobées à l'État par la finance", Turgot ne peut s'empêcher de le rappeler à l'ordre : "Puisque toutes les entreprises d'agriculture et de commerce ne peuvent se faire sans avances et par conséquent sans capitaux, il est nécessaire qu'il y ait dans une nation une masse de richesses pécuniaires destinée à fournir ces avances. Et il doit nécessairement s'établir un commerce entre les possesseurs de l'argent et ceux qui en ont besoin pour en faire l'emploi dans leurs entreprises ; ainsi le commerce d'argent n'est pas plus mauvais en lui-même que tout autre commerce, quoiqu'il ne soit qu'un agent intermédiaire entre le consom-mateur et le producteur toujours payé sur le revenu des biens-fonds, en quoi il ressemble à tout autre commerce."
Finalement, ceci n'est guère différent de ce que Turgot semble vouloir redresser chez Quesnay, et, d'ailleurs, Turgot n'est pas sans constater lui aussi certains des excès de la finance ni sans indiquer où ils prennent leur origine. Ainsi, en lui-même, le commerce d'argent n'est pas si nuisible : "Il ne devient un mal que quand les besoins déréglés du gouvernement forçant l'État de recourir au crédit, et l'abus de ce crédit devenant variable et incertain, le commerce d'argent devient un jeu de hasard, sur les combinaisons duquel les fripons spéculent et cherchent à s'enrichir aux dépens des dupes."
1757 ou 2008-2009?...
38. Grandeur et décadence de la physiocratie
Sur la question du travail (qui, comme nous l'avons vu, n'est pas, selon Quesnay, producteur par lui-même de richesses nouvelles et ne peut toujours que rembourser les frais qu'il occasionne) et de sa rémunération, le bon docteur est tout à fait à l'unisson avec Turgot : "C'est d'ailleurs un grand inconvénient que d'accoutumer le même peuple à acheter le blé à trop bas prix ; il en devient moins laborieux, il se nourrit de pain à peu de frais, et devient paresseux et arrogant ; les laboureurs trouvent difficilement des ouvriers et des domestiques ; aussi sont-ils fort mal servis dans les années abondantes. Il est important que le petit peuple gagne davantage, et qu'il soit pressé par le besoin de gagner."
Ici, plus de poule aux oeufs d'or (le travail étant stérile), mais il faut tout de même "entretenir" - au minimum là aussi - le personnel d'"entretien" d'un monde dans lequel, à travers la nature qu'il anime, Dieu seul est créateur de richesses.
Ce qui ne condamne personne à la misère. Dans l'économie selon Quesnay, le manouvrier, s'il ne crée rien par son travail, n'est pas non plus en concurrence avec qui que ce soit : ni avec ceux qui sont manouvriers comme lui, ni avec ceux qui lui fournissent du travail. Par son travail, il lui faut rendre ce qu'il coûte à la société (les avances que lui fait son patron). Or, ce qu'il coûte correspond à ce qui lui est nécessaire, à ce qui peut même lui assurer un peu de bien-être jusqu'au point - mais surtout pas au-delà - où ce bien-être risquerait de se retourner contre lui en le transformant en paresseux...
Surtout, par-delà l'équilibre qui fait du salaire la juste mesure, il faut se garder de pousser, par la fiscalité ou les corvées, ces travailleurs aux approches du désespoir. De même qu'il ne faut jamais perdre de vue qu'un léger superflu ne s'accompagnera pas nécessairement d'une tendance à la fainéantise. Cela peut encourager au travail et "faire marcher le commerce". Comme l'écrit Quesnay : "Tout ce qu'un homme dépense de ses gains ou de ses revenus, profite à d'autres hommes, et retourne à la source qui l'a produit, et qui le renouvelle."
Ainsi, dans ce monde, idyllique par définition, pour que tout aille de la meilleure façon possible, pour que la boucle soit bouclée, il faut respecter un juste équilibre. Selon François Quesnay : "Il n'est donc pas indifférent pour l'État que le bas peuple vive dans l'aisance, ou que sa consommation soit réduite au nécessaire rigoureux : cette partie de la population est incomparablement plus nombreuse que celle des riches, et l'État perd à proportion qu'elle se retranche sur la consommation que leurs travaux devraient leur procurer, et que l'on supprime par des impositions mal entendues qui tarissent la source des revenus du souverain et de la nation."
Par conséquent, si la "classe des propriétaires" doit recevoir tout le produit net (d'où son enthousiasme soudain pour la physiocratie), elle doit payer, à elle seule, la totalité de l'impôt (d'où son dédain tout aussi soudain pour les physiocrates)...
Quelques années après avoir été tout aux yeux des possédants, Quesnay n'était déjà plus rien.
39. Labourage et pâturage : quel beau ramage!...
Résumons-nous. Pour les physiocrates, le travail humain livré à lui-même n'est que stérile. C'est donc l'activité de la "classe stérile". Allié à la nature, il devient miraculeusement producteur d'un surplus. C'est le fait, dans ce cas, de la "classe productive". Logiquement, ce produit net, même s'il survient à l'occasion du travail de celle-ci, doit revenir à qui détient la terre nourricière : c'est le privilège de la "classe des propriétaires".
Or, les classes "stérile" ou "productive" ne doivent et ne peuvent ni périr ni s'enrichir exagérément. Il suffit à leurs membres de travailler de manière à rembourser au plus juste les avances qui leur viennent régulièrement - si la société est bien ordonnée - de la "classe des propriétaires".
Quant à ceux-ci, ils doivent gérer avec le plus grand sérieux le surplus dû au "pouvoir de la nature" (et non pas au travail d'autrui) : en dernière analyse, il faut même admettre que ce surplus dépend de la grâce divine.
Aussi, la disposition qu'en ont les propriétaires s'accompagne-t-elle de responsabilités particulières dont voici la tonalité qu'elles peuvent prendre chez le bon docteur Quesnay, anciennement médecin de la marquise de Pompadour (ex-demoiselle Poisson, longuement préparée par le financier Pâris à régenter son futur amant, Louis XV) : "On ne doit point gêner les riches dans la jouissance de leurs richesses ou de leurs revenus, car c'est la jouissance des richesses qui fait naître et qui perpétue les richesses. Ainsi la surabondance des domestiques, nécessités par la misère à s'abandonner à la servitude, est moins désavantageuse, que s'ils restaient dans leur état de misère, et de non-valeur. Il en est de ces domestiques comme des ouvriers occupés à la fabrication des ouvrages de luxe pour l'usage de la nation, car ces ouvriers ne sont utiles qu'autant qu'ils provoquent les riches à la dépense, et qu'ils dépensent eux-mêmes le gain qu'ils retirent de leur travail."
Mais, à l'image d'un Voltaire enrichi par le négoce international (dont la traite des Noirs), par les fournitures aux armées, et par les spéculations sur le financement des dettes du royaume, ces gens étaient les derniers à pouvoir croire que "labourage et pâturage sont les deux mamelles de la France". De longtemps, ils avaient reniflé l'odeur du sang derrière le brillant de l'or et de l'argent. Les fruits, légumes, et autres ovins et bovins, etc., ils étaient tout prêts à les laisser à d'autres bien plus naïfs qu'eux-mêmes!... Et, au-delà de cela, le Dieu plus ou moins débonnaire qui va avec...
40. Enfin sonna l'heure d' Adam Smith
Occupé à préparer l'ouvrage qui le fait apparaître, depuis 1776, comme le créateur de l'économie politique classique, Adam Smith, écossais d'origine, s'était rendu sur le continent où il lui avait été donné de rencontrer Voltaire, à Genève en 1765, puis Quesnay et Turgot, à Paris l'année suivante.
Nous trouvons désormais dans les "Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations" l'analyse que fait Adam Smith de la conception de Quesnay selon laquelle le travail ne serait que stérile s'il ne lui arrivait pas parfois de s'allier au "pouvoir de la nature"... de sorte qu'une classe entière de travailleurs pourrait être dite, en elle-même, stérile...
Or, s'étonne Adam Smith à propos de la présentation qu'en font les physiocrates, "on reconnaît généralement que cette classe reproduit annuellement la valeur de sa propre consommation annuelle et perpétue, au moins, l'existence du capital qui l'emploie et qui assure sa substance. Cette simple considération devrait suffire à rendre impropre l'appellation de stérile ou d'improductive".
Serait-ce à dire que, pour l'Écossais, tout travail est nécessairement productif? Pour le savoir, laissons-le comparer le travail d'un ouvrier et celui d'un domestique à partir des critères qu'il a lui-même établis et dont nous verrons plus tard d'où il les tire : "Ainsi, le travail d'un ouvrier de l'industrie ajoute généralement à la valeur des matériaux qu'il façonne la valeur de son propre entretien et celle du profit de son maître. Le travail d'un domestique, au contraire, n'ajoute de la valeur à rien. En fait, l'ouvrier ne coûte à son maître aucune dépense, et cela malgré le salaire que celui-ci lui avance, la valeur de ce salaire se retrouvant en général, accrue d'un profit, dans l'augmentation de la valeur de l'objet que le travail de l'ouvrier façonne. En revanche, l'entretien d'un domestique ne se retrouve nulle part. Un homme s'enrichit s'il emploie un grand nombre d'ouvriers, mais il s'appauvrit à entretenir une multitude de domestiques ordinaires."
Y aurait-il ici une contradiction flagrante avec l'affirmation, dont nous avons vu antérieurement qu'elle est permanente chez Adam Smith, du travail comme seule origine et seule mesure de la valeur? Qu'en est-il donc des domestiques? Réponse : "Le travail de ceux-ci a néanmoins sa valeur et mérite sa rémunération, tout comme celui des autres. Mais le travail de l'ouvrier se fixe et s'incarne dans un objet particulier ou dans une marchandise négociable et qui demeure un temps du moins, une fois le travail accompli."
Mais, de plus : "Cet objet ou, ce qui revient au même, le prix de cet objet peut ensuite, s'il en est besoin, mettre en mouvement une quantité de travail égale à celle qui l'avait initialement produit." En face de quoi, la valeur "produite" par le travail du domestique est tout simplement volatile : "Ses services ne survivent généralement pas à l'instant où il les rend et laissent rarement derrière eux une trace ou aucune valeur d'où puisse ensuite découler une quantité égale de services."
Retenons que la "volatilité" de la valeur "produite" par le travail des domestiques peut avoir un côté inquiétant pour celui qui le rémunère : "Leur emploi et leur subsistance sont totalement à la charge de leur maître, et l'ouvrage qu'ils accomplissent n'est pas de nature à rembourser cette dépense."
Au contraire, le travail producteur d'une valeur objectivée et donc stabilisée nous apparaît revêtu d'un tout nouvel attrait, puisqu'il peut engendrer un surplus, un produit net (un profit) qui, chez Adam Smith, ne doit rien aux puissances naturelles et surnaturelles, puisqu'il est entièrement dû au travail justement "productif".
Enfin, l'heure du "capitalisme" avait sonné au clocher de la "science économique".
41. L'escamotage était presque parfait...
Voici la toute première phrase des "Recherches...", qui sont comme la Bible, à laquelle il faut toujours revenir, de l'économie politique : "Le travail annuel de chaque nation constitue le fonds premier qui lui fournit tout ce qu'elle consomme chaque année en nécessités et commodités de la vie, et celles-ci sont toujours le produit immédiat de ce travail ou ce qui est acquis avec ce produit auprès d'autres nations."
Avec Adam Smith, Dieu et le "pouvoir de la nature" sortent de l'économie par la petite porte. Dès le départ, le travail a pris toute la place.
Mais, une fois les conséquences de ce privilège tirées par David Ricardo et, à sa suite, par Karl Marx, c'en est bientôt fini... du travail. Le Livre I du Capital ayant été publié en 1867, dès les années 1870, à travers l'Autrichien Carl Menger, l'Anglais William Stanley Jevons et le Français Léon Walras, le travail avait disparu du panorama de la "science économique" pour laisser la place, et toute la place, au "consommateur".
Et avec l'eau du bain, le bébé... en l'occurrence Karl Marx, coupable de s'être fourvoyé ici ou là, à moins que ce ne soit de part en part... Avec une grande régularité, chaque économiste plus ou moins éminent s'efforcera de se faire directement ou indirectement les dents sur la valeur-travail (horreur due à Adam Smith, à David Ricardo, tout autant qu'à Marx) et de gifler de la bonne façon - ce peut être la plus mielleuse - l'auteur de la dénonciation de l'exploitation capitaliste de l'homme par l'homme.
Mais, apparemment, l'hydre n'en finit pas d'encaisser tous les coups possibles et de ressortir de ce pugilat toujours identique à elle-même. Qu'on ouvre l'"Économie Politique" du prix Nobel d'économie 2006, Edmund S. Phelps, Marx, plus fort que jamais, y bat tous les records en compagnie de John Maynard Keynes. Dans l'"index", ils sont les seuls à bénéficier d'une liste présentant les axes principaux de leurs apports. De ce point de vue, pour les autres il n'y a rien!... Et si le total de cette collection rassemble 17 entrées pour Keynes, Karl Marx en additionne 24, dont : anarchie du capitalisme ; avantage personnel dans l'échange ; la bourgeoisie ; le capitalisme ; le chômage ; le communisme ; le déterminisme économique ; l'égalité ; l'exploitation ; l'expropriation, etc., et enfin la théorie de la valeur-travail à propos de laquelle l'auteur conclut très tranquillement : "La démonstration de Marx n'a pas très bien résisté à un peu plus d'un siècle d'examen décapant."
Mais pourquoi donc y revenir depuis 140 ans, monsieur le dernier prix Nobel d'économie d'avant la grande crise financière mondiale qui vient tout juste de nous sauter au nez?
42. On achève bien les chevaux
Ainsi que nous l'avons vu, chez Adam Smith lui-même, le règne du travail comme mesure de la valeur d'un produit n'a qu'un temps : "Dans l'état primitif et brut de la société qui précède l'accumulation du capital et l'appropriation de la terre, le rapport entre les quantités de travail nécessaires pour acquérir différents objets semble être la seule circonstance qui peut offrir une règle pour les échanger."
Sans que l'on puisse trouver chez lui l'explication du processus qui a pu aboutir à l'"accumulation des capitaux" et à l'"appropriation du sol" par certains au détriment des autres, Adam Smith en arrive immédiatement aux conséquences qu'entraîne la première de ces deux modifications en ce qui concerne la valeur d'échange du produit : "En échangeant le produit fini contre de la monnaie, du travail ou d'autres biens, il faut ajouter à ce qui peut suffire à payer le prix des matériaux et les salaires des ouvriers quelque chose en vue d'assurer des profits à l'entrepreneur de l'ouvrage, qui risque son capital dans cette aventure."
S'agirait-il de faire payer à l'acheteur, outre la part correspondant aux matériaux et aux salaires avancés par le capitaliste, une part excédant la valeur présente dans le produit et chargée de rémunérer "gracieusement" l'entrepreneur au seul titre de sa propriété des capitaux, et alors qu'il n'a pris aucune part lui-même au travail?
Si oui, alors ce n'est plus le travail seul qui fixe la valeur du produit. Il s'y ajoute une part qui doit rémunérer l'appropriation privée des biens nécessaires à la production... Si non, d'où l'entrepreneur tire-t-il la rémunération de son capital, alors que la valeur du produit se trouverait déjà totalement répartie entre les matériaux et les salaires?
Voici comment Adam Smith raisonne en présence de cette question fondamentale : "Ainsi la valeur ajoutée par les ouvriers aux matériaux se résout dans ce cas en deux parties : l'une paie leurs salaires, l'autre les profits réalisés par leur employeur sur toute son avance en matériaux et en salaires."
D'où il résulte que, même dans les circonstances nouvelles, c'est bien le travail des ouvriers qui ajoute une valeur à la matière, la seule modification étant que cette valeur "se résout alors en deux parties". Ne serait-ce pas là l'exploitation du travail par le capital? Ce n'est pas le problème, répondrait Adam Smith. C'est d'ailleurs le sens de ce qu'il ajoute aussitôt, en évoquant la position de l'entrepreneur : "Il ne pourrait pas avoir d'intérêt à les employer, s'il n'espérait pas de la vente de leur ouvrage quelque chose de plus que ce qui suffit à remplacer son capital[...]."
De fait, dans une société de propriétaires (des moyens de production), qui donc pourrait se soucier du point de vue ouvrier?... Autant demander au laboureur de s'inquiéter de la "psychologie" de ses boeufs et de ses chevaux au-delà de ce qu'il lui faut en savoir pour les mener correctement aux travaux des champs, et leur faire remplir leur emploi avec le plus d'efficacité possible et pour le coût le mieux ajusté.
Soulignons-le tout de suite : il fallait être aussi fous que Karl Marx et Friedrich Engels pour en juger autrement et s'atteler à la tâche de faire valoir jusque dans la sphère scientifique (cf. le matérialisme historique) le point de vue des pauvres machines humaines dont on verrait plus tard (1914-1918) ce que le capitalisme, lui, pourrait en faire.
43. Le noeud de l'affaire
Revenons au problème, qui se pose à Adam Smith, de définir la valeur de la marchandise dès qu'à la rémunération du travail et des matériaux, il faut ajouter le profit du propriétaire des capitaux engagés.
Curieusement, sa position est très ambiguë, comme le fait apparaître avec toute la clarté nécessaire cette nouvelle évocation de ce qui se passe dès que la propriété privée des moyens de production s'est mise en place : "Dans cet état des choses, tout le produit du travail n'appartient pas toujours au travailleur. Il doit, dans la plupart des cas, le partager avec lepropriétaire du capital qui l'emploie. La quantité de travail couramment employée pour acquérir ou pour produire une marchandise n'est pas non plus la seule circonstance qui puisse régler la quantité qu'elle devrait permettre couramment d'acquérir et d'avoir à sa disposition ou contre laquelle on devrait l'échanger. Une quantité supplémentaire doit être dégagée, de toute évidence, pour les profits du capital qui a avancé les salaires et fourni les matériaux pour ce travail."
Il semble y avoir reprise, par l'entrepreneur, d'une part du travail effectué par ses ouvriers (exploitation), et, tout à la fois, Adam Smith n'hésite pas à dire que, désormais, l'échange ne s'opère plus à partir de la seule quantité de travail, mais en tenant compte de ce qu'il faut ajouter à cette quantité de travail au titre du profit. Serait-ce ainsi l'acheteur qui ferait les frais de l'exploitation? Adam Smith ne nous en dira pas plus...
Or, comme nous le savons, le profit n'est pas seul à troubler la situation initiale. Adam Smith ajoute : "Dès l'instant que la terre d'un pays est devenue propriété privée, les propriétaires, comme tous les autres hommes, adorent récolter ce qu'ils n'ont jamais semé et exigent une rente même pour les produits naturels de cette terre." Il tire aussitôt la conséquence de la présence de cette seconde incarnation de la propriété privée des moyens de production : "[...] dans le prix de la plus grande partie des marchandises, elle représente une troisième composante." Et nous replonge dans la perplexité en affirmant : "Le travail mesure la valeur non seulement de la partie du prix qui se résout en travail, mais de celle qui se résout en rente et de celle qui se résout en profit."
Exploitation de l'ouvrier par l'un et par l'autre? Quoi qu'il en soit, si nous prenons une denrée essentielle, les grains, nous ne pouvons ignorer que, selon Adam Smith : "Dans le prix des grains par exemple, une partie paie la rente du propriétaire, une autre paie le salaire ou l'entretien des travailleurs et du bétail de labour et de charroi employés pour les produire, et la troisième paie le profit du fermier." Sous un autre angle, voilà ce que cela donne : "Salaire, profit et rente sont les trois sources premières de tout revenu, aussi bien que de toute valeur échangeable. Tout autre revenu provient fondamentalement de l'une ou de l'autre de ces sources."
Et donc... et donc... la société entière est directement intéressée par le fait de savoir s'il y a de l'exploitation, et dans quelle sphère précise cette exploitation trouve à s'exercer... puisque l'ensemble des produits qui irriguent le marché se trouveraient en dépendre.
44. Le travail et ses prodiges
Si, justement, nous laissons Adam Smith étendre sa réflexion à l'ensemble de la société, et à la part que celle-ci doit consacrer aux dépenses collectives, nous aboutissons à ceci : "Tous les impôts (et tout revenu fondé sur eux), tous les traitements, pensions et annuités de toutes espèces proviennent fondamentalement de l'une ou l'autre de ces trois sources premières du revenu et sont payés, soit directement, soit indirectement à partir des salaires du travail, des profits du capital ou de la rente foncière."
Sur la base d'une valeur produite et mesurée par le travail?
Ou pas?
Et comment établir scientifiquement la validité de l'une ou de l'autre des options? N'oublions tout de même pas que, selon ce que nous en dit Adam Smith, cela revient à évaluer ce qui se trouve au fondement même de la société capitaliste, et ce qui en conditionne la totalité des revenus, c'est-à-dire la répartition, en son sein, de la totalité des richesses produites.
Dans la réalité, il arrive fréquemment que ces distinctions ne soient pas aussi tranchées, et que tel ou tel individu puisse très facilement se tromper sur ce que nous appellerions son "appartenance de classe". Voici l'un des exemples donnés par Adam Smith : "Un gentleman qui cultive une partie de son propre domaine devrait gagner après avoir payé les dépenses de la culture, à la fois la rente du propriétaire foncier et le profit du fermier. Il est cependant susceptible de nommer profit tout son gain et ainsi de confondre rente et profit, du moins dans le langage courant." En voilà un autre : "Le fabricant indépendant qui a assez de capital pour acquérir des matériaux et pour subsister jusqu'à ce qu'il puisse porter son ouvrage au marché devrait gagner à la fois le salaire d'un compagnon qui travaille sous la responsabilité d'un maître et le profit que fait ce maître en vendant l'ouvrage du compagnon. Cependant tous ses gains sont couramment appelés profit, et le salaire, dans ce cas aussi, se confond avec le profit."
Mais c'est alors que resurgit la très épineuse question de la répartition des trois principales sources de revenus à l'intérieur du prix des produits élaborés en système capitaliste. Comme cela lui arrive parfois, Adam Smith pratique la fuite en avant, et déplace la solution sur un tout nouveau terrain : "Comme dans un pays civilisé il n'y a que peu de marchandises dont la valeur échangeable émane du travail seulement, rente et profit contribuant largement à la valeur de la presque totalité des marchandises, le produit annuel de ce travail est toujours suffisant pour acquérir ou avoir à sa disposition une quantité de travail bien plus grande que celle qui a été employée à élever ou à cultiver, à préparer et à apporter ce produit au marché."
Cette fois, Adam Smith paraît admettre que le prix dépasse la stricte valeur correspondant à la quantité de travail dépensée lors de la production, de sorte qu'il y aurait une croissance permanente qui serait indépendante du travail fourni de telle ou telle façon...
Résultat très surprenant puisque cela revient à affirmer que le travail s'accompagne d'une mystérieuse productivité supplé-mentaire (physiocratie reconvertie) qui explique sans l'expliquer l'apparition, dans le prix de vente, d'une rente et d'un profit venus de nulle part... Ce prodige d'un travail hyper-productif ne semblant pas correspondre à la réalité vécue, Adam Smith n'en démord toutefois pas, et avance une explication qui nous reconduit indirectement à l'oisiveté rémunérée des propriétaires de Quesnay, essentiellement occupés à éponger les effets du "pouvoir de la nature" : "Mais il n'y a pas de pays dans lequel on emploie la totalité du produit annuel à entretenir les personnes industrieuses. Les oisifs en consomment partout une grande partie ; et, selon les différentes proportions dans lesquelles le produit annuel se divise annuellement entre ces deux ordres de personnes, sa valeur ordinaire ou moyenne doit augmenter chaque année, diminuer ou continuer à être la même d'une année à l'autre."
Ainsi, ici encore, l'oisiveté ne ferait pas une ponction sur le travail d'autrui...
45. La barrière magique de l'appropriation privée
Pour finir, s'il faut en croire Adam Smith, mesurer la valeur éco-nomique par le seul travail, ce serait de l'histoire ancienne, peut-être même rien que de la préhistoire...
Mais, que survienne la miraculeuse appropriation privée sous la double forme d'une capture de la terre par certains, d'une capture du capital par d'autres, et aussitôt une partie des produits du travail bascule gratuitement dans l'escarcelle des heureux récipiendaires de la rente et du profit.
Gratuitement? En termes économiques, la réponse est "oui" (c'est le grand mystère du contrat de travail). En termes politiques, la réponse n'est plus tout à fait la même... Le prix à payer s'appelle... la "force publique", et tout l'appareil de domination et de répression qui garantit les intérêts des propriétaires des moyens de production. Comme chacun sait, il arrive parfois que ce prix-là se compte en morts et en blessés, hommes, femmes et enfants... Et puis, le contrat de travail repart de plus belle...
D'où l'importance décisive, pour les maîtres de la terre et des capitaux, de tout schéma d'analyse économique qui permettrait d'échapper à ce sur quoi Adam Smith (malgré lui), et David Ricardo ou Karl Marx (en toute connaissance de cause) sont venus buter : la nécessité de reconnaître, dans le travail, la source de toute valeur économique.
Or, nous nous en sommes maintenant suffisamment étonnés : c'est à cet endroit qu'Adam Smith tergiverse, lorsque, dans le prix des marchandises, il ajoute au travail (toujours fâcheusement présent) la rente et le profit... sans pouvoir donner ni l'explication correspondante, ni le moyen d'escamoter tout à fait le rôle du travail dans la production de la valeur.
Passons alors à la génération suivante, et au deuxième grand personnage de l'économie politique classique : David Ricardo, dont l'un des soucis majeurs aura justement été de fournir une définition aussi solide que possible de la valeur... appuyée sur le travail.
46. Adam Smith revu et corrigé par David Ricardo
Si la première édition de la "Richesse des Nations" d'Adam Smith est de 1776, celle "Des principes de l'économie politique et de l'impôt" de David Ricardo est de 1817, une quarantaine d'années plus tard.
Entre-temps et pour sa part, la France a traversé la Révolution de 1789, puis le premier Empire, dont les guerres interminables se seront tout de même conclues sur la victoire d'une "perfide" Albion qui avait ainsi raffermi pour un siècle un empire non pas simplement continental, mais planétaire.
On peut donc dire qu'à travers Ricardo, c'est le capitalisme britannique qui prend conscience de lui-même : de ses grandes forces et de ses quelques faiblesses. Pour se maintenir et, qui sait? continuer de croître et d'embellir, il lui faut se mieux connaître, ce qui, dans ce cas, revient à entrer davantage dans les arcanes des divers mécanismes d'un extraordinaire système... d'horlogerie, au carrefour du temps et de l'espace, c'est-à-dire au plein coeur du mouvement des "richesses".
Le prince de cette thématique en ce début du XIXème siècle, c'est donc David Ricardo. Aurait-il même été un nain que, de savoir se jucher sur les épaules du vieil Adam, il ne pouvait que voir plus loin que lui. Mais ce n'est pas même cet artifice seul qui lui aurait permis d'y voir plus clair et plus précisément : c'est dans son "coup d'oeil" qu'est le vrai talent de Ricardo...
Ce n'est pas non plus ce qui va nous simplifier la tâche...
47. Adam Smith se prend les pieds dans le tapis
Compte tenu des importantes modifications qu'elle comporte, nous prendrons appui sur la troisième édition anglaise (1821) "Des principes d'économie politique et de l'impôt".
La section 1 du chapitre I (intitulé : "De la valeur") s'ouvre sur cette formule que Ricardo souligne : "La valeur d'une marchan-dise ou la quantité de toute autre marchandise contre laquelle elle s'échange, dépend de la quantité relative de travail nécessaire à sa production, et non de la plus ou moins grande rétribution versée pour ce travail."
Nous retrouvons donc l'affirmation du travail comme source de la valeur...
Pourquoi lui adjoindre une mise en garde contre la tentation de placer cette même valeur dans la dépendance du montant du salaire versé? C'est qu'il faut passer par ce détour pour dénouer le mystère posé par la formule incompréhensible d'Adam Smith que nous commençons à bien connaître où une même valeur peut tout autant se manifester dans l'achat d'une marchandise que dans l'achat d'une quantité de travail..., travail susceptible d'engendrer un produit dont la valeur se retrouve, comme par miracle, augmentée d'une rente et d'un profit?
Avec Ricardo, regardons-y de plus près...
Désireux de mesurer la valeur - cette clef des échanges -, Adam Smith a commis, selon Ricardo, une grossière erreur : "Comme étalon de mesure, il évoque tantôt le blé, tantôt le travail", et ceci "comme si, parce que le travail d'un homme devenait deux fois plus efficace de sorte qu'il puisse produire deux fois plus de marchandises, il devait nécessairement recevoir en échange le double de la quantité qu'il recevait auparavant."
Qu'à Dieu ne plaise : ce serait la fin du capitalisme, et le retour à cette "préhistoire" dont, justement, Adam Smith nous a dit qu'elle se distinguait de la suite par le fait que le salaire y croissait en même temps que la puissance productive du travail (cf. rubrique n°5).
Il faut donc interpréter de façon plus adéquate le sens des termes utilisés par Adam Smith lorsqu'il met sur un même pied achat d'une marchandise et achat de travail. Comme nous le voyons à travers ce que nous en dit Ricardo, par "marchandise", Smith entend "du blé", et par "achat de travail", il évoque la remise au travailleur de ce même blé qui assurera sa subsistance.
L'équivalence est donc incontestable : l'achat de la marchandise, c'est l'achat du travail... Mais rien n'est dit de la valeur du produit qui résultera de la mise en oeuvre de ce travail. Or, du point de vue de l'ouvrier, qu'importe! Cela, apparemment, ne le concerne pas. Le contrat de travail ne comporte rien qui puisse lui en faire savoir davantage. Sur ce terrain, il n'est rien. Qu'il essaie donc un peu d'y venir... Et s'il insiste trop, voici les tribunaux et voici la schlague.
Or, c'est bien dans cet au-delà que viennent se déverser rente et profit... N'est-ce pas?
48. Utilité et valeur d'échange
Comme Ricardo nous le rappelle, Adam Smith a remarqué que "le terme Valeur a deux significations différentes ; il exprime tantôt l'utilité de quelque objet particulier, tantôt le pouvoir d'acheter d'autres biens, que confère la possession de cet objet".
À l'évidence, l'utilité concerne la sphère de la consommation, mais - nous pouvons le remarquer dès maintenant - elle fait également le lien avec la décision de produire qui débouche ensuite sur une possibilité d'échange, d'un échange qui trouve sa mesure dans la quantité de travail que la production aura coûté.
Cependant, il arrive que certains biens présentent une utilité - quelquefois même fondamentale - sans qu'ils aient à passer par un échange commercial et à y expérimenter leur valeur d'échange. À la suite d'Adam Smith, Ricardo évoque l'eau et l'air... alors qu'en ce XXIème siècle commençant, nous ne sommes plus nous-mêmes aussi certains de reconnaître à ces exemples toute la pertinence qu'ils pouvaient avoir autrefois.
Ce léger doute ne nous empêche toutefois pas de prêter attention à la conclusion qu'avance Ricardo : "L'utilité n'est donc pas la mesure de la valeur d'échange, bien qu'elle lui soit absolument essentielle. Si une marchandise n'avait aucune utilité, en d'autres termes, si elle ne contribuait en rien à notre satisfaction, elle serait privée de sa valeur d'échange, quelles que puissent être sa rareté et la quantité de travail nécessaire pour se la procurer."
Rareté?... Pourquoi Ricardo introduit-il tout à coup ce nouveau paramètre?
C'est ce qu'il va nous dire lui-même : "Quelques marchandises ont une valeur déterminée par leur seule rareté." Est-ce possible? Nous songeons aussitôt à la petite bouteille d'eau au milieu du désert. Mais Ricardo vient déjà au secours de notre imagination : "Tel est le cas des statues, des peintures, des livres et des monnaies rares, ou des vins de qualité exceptionnelle ne pouvant être obtenus qu'à partir de raisin cultivé sur un sol particulier et très peu étendu."
Courons alors jusqu'à la fin d'un XIXème siècle qui ne fait que commencer lorsque David Ricardo développe son explication. Voici Vincent Van Gogh qui ne vend à peu près rien, si ce n'est rien. Et voici le dernier tiers du XXème siècle où certains de ses tableaux servent de fonds de garantie aux plus grandes banques japonaises...
Nous sommes subrepticement passés d'un coup de pinceau qui ne valait pas un pet de coucou à des touches de couleur qui sont, chacune, autant de petits bijoux payables en bonne monnaie sonnante et trébuchante. Appliquons-y l'intelligence de Ricardo : "Leur valeur est tout à fait indépendante de la quantité de travail nécessaire à l'origine pour les produire ; elle varie en fonction de la richesse et du désir de ceux qui cherchent à les posséder."
Remarquons bien que Vincent, en travaillant, n'a fait, lui, que jeter sa poudre aux moineaux... Ajoutons encore qu'il n'a pas ménagé sa peine, ni les toiles, ni les tubes de peinture, etc. Mais, enfin, le résultat est là : il est à l'origine d'une valeur d'échange qui a explosé.
D'abord et avant tout, parce que Vincent lui-même est désormais mort et bien mort.
En effet, comme Ricardo le constate pour le cas général des marchandises dont la rareté détermine la valeur d'échange : "Aucun travail ne pouvant accroître leur quantité, leur valeur ne peut être réduite par un accroissement de leur offre."
C'est dire qu'elles ne bénéficient pas des services de la sacro-sainte concurrence qui sert pourtant si souvent de drapeau au libéralisme économique, alors que, par-devers lui-même, il pense tout autrement...
49. Que le travail est l'unique source du capital
Il arrive donc que la valeur d'échange de certaines marchandises ne soit pas déterminée par le travail nécessaire à leur production : "Toutefois, affirme Ricardo, ce ne sont que quelques exceptions dans la masse des marchandises qui sont quotidiennement échangées sur le marché... La plupart des marchandises que l'on désire sont produites par le travail et peuvent être multipliées presque à l'infini, non pas dans un seul, mais dans de nombreux pays, pour peu que l'on accepte de consacrer le travail nécessaire pour les obtenir."
Et voici que Ricardo s'enchante de la primauté accordée par Adam Smith au travail dans la production de la valeur économique : "Soutenir que là réside le fondement réel de la valeur d'échange de tous les biens, à l'exception de ceux que l'industrie de l'homme ne peut accroître, est une thèse de la plus haute importance en Economie Politique."
Comme on le verra, cela ne devait pas durer...
Mais tant que cela dure, profitons-en pour pousser plus loin l'analyse. Car au-delà du travail immédiatement nécessaire, David Ricardo fait apparaître les outils qu'il a fallu forger pour le mettre en oeuvre : "Même dans l'état incivil auquel Adam Smith fait référence, le chasseur aurait besoin, pour tuer son gibier, de capital, fût-il fabriqué et accumulé par le chasseur lui-même. Sans arme, on ne pourrait tuer ni le castor ni le cerf ; la valeur de ces animaux est donc réglée non seulement par le temps et le travail nécessaires pour les tuer, mais également par le temps et le travail nécessaires au chasseur pour se pourvoir en capital, c'est-à-dire pour obtenir l'arme qui l'aidera dans sa chasse."
Voilà donc qu'à son tour le capital (ici, l'outillage nécessaire) doit pouvoir s'évaluer en une quantité de travail dont la valeur se retrouvera peu à peu incorporée à la valeur du produit final (le gibier abattu) jusqu'à ce que ces instruments eux-mêmes soient devenus inutilisables...
Pour l'instant, capital et travail sont le fait de la même personne... La consanguinité du travail et du capital s'arrêterait-elle ici?... La réponse de David Ricardo ne laisse place à aucun doute.
50. Le travail, origine de toute valeur d'échange
Que la dichotomie sociale : capital/travail se répande, cela ne change rien au rôle du travail dans la détermination de la valeur ; Ricardo n'en doute pas une seconde : "Une classe d'hommes pourrait posséder tous les instruments nécessaires pour tuer le castor et le cerf, et une autre pourrait fournir le travail nécessaire pour les tuer, leur prix relatif n'en serait pas moins proportionnel au travail effectivement consacré à la constitution du capital et à la destruction des animaux."
Que les arts et le commerce deviennent décidément très florissants, selon Ricardo, "nous consta-terons que la valeur des marchandises y varie conformément à ce principe".
Prenons l'exemple de la fabrication de bas de coton, et voici que Ricardo retrouve certains accents de John Locke cent trente ans plus tôt (cf. ci-dessus, rubrique numéro 33) : "Il y a premièrement le travail nécessaire à la culture de la terre sur laquelle pousse le coton ; deuxièmement, le travail nécessaire au transport du coton vers le pays où les bas seront fabriqués - y compris une part du travail consacré à la construction du navire qui transporte le coton - et qui est inclus dans le fret des marchandises ; troisièmement, le travail du fileur et du tisserand ; quatrièmement, une part du travail fourni par les techniciens, forgerons et charpentiers qui ont construit les bâtiments et les machines utilisés pour la fabrication des bas ; et cinquième-ment, le travail des détaillants et de beaucoup d'autres personnes qu'il n'est pas nécessaire de spécifier. La somme totale de ces différentes sortes de travaux détermine la quantité des autres biens contre laquelle ces bas seront échangés, et réciproquement, la prise en compte des différentes quantités de travail consacrées à la fabrication de ces autres biens détermine la part qui sera échangée contre les bas."
Splendide construction!... que minent, dès ce moment, les coups d'épingle, apparemment rien qu'inoffensifs, d'un certain Jean-Baptiste Say...
51. Un benêt nommé Jean-Baptiste Say
Le Français Jean-Baptiste Say avait rencontré David Ricardo en 1814 lors d'une visite qu'il effectuait en Grande-Bretagne. À la suite de quoi une correspondance s'était établie entre les deux hommes. Elle devait perdurer de décembre 1814 à mai 1822.
Curieusement, Ricardo avait attaché assez d'importance à l'argumentation de Say pour l'évoquer à plusieurs reprises dans les différentes éditions de ses "Principes", même si c'était généralement sous un angle très critique... En retour, en 1819, Jean-Baptiste Say avait présenté et annoté la traduction française de l'ouvrage de Ricardo, en n'hésitant pas à faire ressortir ce qui les différenciait.
En privé, les disciples de Ricardo étaient autrement sévères avec l'adversaire de leur leader. Voici, par exemple, en quels termes James Mill qualifie l'intervention de l'auteur français (Lettre à Ricardo du 24 décembre 1818) : "Je suis plein de mépris pour ces notes de Say. Il n'y a pas une seule de vos doctrines qu'il ait saisie ou dont il ait perçu quelque signification."
Il est vrai qu'en regard du travail effectué par Adam Smith et, à sa suite, par David Ricardo - et une fois considérée avec la plus grande attention la construction intellectuelle sur laquelle ce travail débouche -, Jean-Baptiste Say et son argumentation paraissent décidément atteints d'une sorte d'imbécillité mentale.
C'est pourtant le début de la fin pour Smith et Ricardo... C'est surtout la naissance de l'arme fatale qui permettra, une cinquantaine d'années plus tard, à la bourgeoisie européenne d'étouffer, dans l'oeuf ou à peu près, la machine de guerre que représente "Le Capital" de Karl Marx.
Ainsi les limites intellectuelles si apparentes de Jean-Baptiste Say ne font que traduire le basculement de la pensée économique dans le camp de la bourgeoisie, au sens où il s'agit, pour celle-ci, au-delà de son accession à l'exercice de sa dictature économique et politique, de se donner les atouts intellectuels et idéologiques du maître... en affirmant "scientifiquement", et au détriment de la vérité des travailleurs, la "vérité" des propriétaires des moyens de production.
52. Quand le travail sort par la petite porte
Lorsque dans ses "Principes", Ricardo rappelle que c'est la quantité de travail matérialisée dans les marchandises qui en détermine la valeur d'échange, Say intervient de la façon suivante : "M. Ricardo me semble à tort ne considérer ici qu'un des éléments de la valeur des choses, c'est-à-dire le travail, ou, pour parler plus exactement, l'étendue des sacrifices qu'il faut faire pour les produire. Il néglige le premier élément, le véritable fondement de la valeur, l'utilité."
Est-ce à dire que de ce que l'air que nous respirons n'est pas commercialisé (n'a pas de valeur d'échange), il serait inutile?... Et comment mesurer le rapport d'utilité entre une miche de pain et une chaise? Ainsi que nous l'avons vu avec Ricardo : "L'utilité n'est donc pas la mesure de la valeur d'échange, bien qu'elle lui soit absolument essentielle."
Mais Say développe son raisonnement : "C'est l'utilité qui occasionne la demande qu'on fait d'une chose. D'un autre côté, les sacrifices qu'il faut faire pour qu'elle soit produite, en d'autres mots, ses frais de production, font sa rareté, bornent la quantité de cette chose qui s'offre en échange."
Nous avons donc ici à établir un équilibre entre un désir (une demande) orienté vers un objet utile, et une chose d'abord produite à travers un effort spécifique et ensuite proposée à la vente (une offre). Cet équilibre (de l'offre et de la demande) est conditionné de la façon suivante :
pour le producteur, il semble y avoir un seuil en-deçà duquel il ne lui faut pas descendre s'il veut tout simplement récupérer ses frais de production... Quant au reste de sa rémunération, il dépend de la "passion" qui s'est saisie de l'éventuel acquéreur pour son produit...
quant à l'acquéreur, il se règlera d'abord sur sa richesse et sur la force d'un désir relatif à l'utilité, pour lui, de l'objet convoité.
Comme nous le voyons, nous ne sommes pas très éloignés d'avoir rejoint ce que Ricardo nous a dit à propos des biens - relativement peu nombreux - qui ne peuvent être facilement multipliés par le travail, et dont la valeur "varie en fonction de la richesse et du désir de ceux qui cherchent à les posséder".
Arrêtons-nous un instant sur le mot "désir" que Ricardo utilise en relation avec "des statues, des peintures, des livres et des monnaies rares ou des vins de qualité exceptionnelle", et opposons-le à celui de "besoin"... Rangeons alors celui-ci du côté des subsistances nécessaires à la survie et à la perpétuation de la main-d'oeuvre : le "besoin", c'est ce qui est couvert par le salaire... Quant au "désir", nous voyons qu'il lui sera possible de fleurir du côté de ceux qui, n'ayant pas l'obligation de gagner leur pain à la sueur de leur front, auront, par ailleurs, des revenus (rente ou profit) dépassant le nécessaire pour leur offrir le superflu...
Des deux classes en présence (celle du "besoin", celle du "désir"), quelle est celle qui donnera le la à l'ensemble sociétal? Il n'aura pas fallu longtemps pour que les tenants de la valeur économique comme résultat du travail soient balayés par les prophètes de la théorie subjective de la valeur (effet d'un "désir" qui n'est autre que le roi de la loi de l'offre et de la demande) par quoi triomphent aujourd'hui les propriétaires de la richesse accumulée tout au long de l'histoire humaine...
...au détriment de cette population mondiale, ou travailleuse ou en chômage, dont une proportion considérable est occupée à mourir de faim, crevant ainsi, de fond en comble, le plancher du minimum vital dont les "libéraux" ne cessent pourtant de lui vanter la solidité...
53. Le capital : un nouveau dieu, créateur de richesses...
Avant de contester la position prise par Ricardo dans la question du travail comme producteur unique de la valeur d'échange, Jean-Baptiste Say avait corrigé Adam Smith sur l'exemplaire qu'il possédait de la "Richesses des nations". Là où l'Ecossais avait écrit : "Le travail est le seul fondement de la valeur des choses", le Français rétorquait : "Smith se trompe. C'est le pouvoir productif des agents naturels que l'homme force à travailler de concert avec lui qui porte si loin la somme des produits."
Serions-nous revenus, à travers Jean-Baptiste Say, cinquante années en arrière, à l'époque où les Physiocrates confinaient le travail à la seule restitution de ce qu'il coûte, la richesse nouvelle étant un pur don de la nature (et donc de Dieu)?... Pas tout à fait... Jean-Baptiste Say se contente de nous annoncer la naissance d'une nouvelle... divinité. Nous la découvrons à l'état naissant dans la suite des notes qu'il consacre à la "Richesse des nations".
En effet, s'il faut compter avec "le pouvoir productif des agents naturels" : "Le produit annuel ne représente donc pas le travail annuel. Il y a donc une production indépendante de celle du travail, qui ne vient d'aucun travail de l'homme, ni ancien ni récent. Or c'est cette partie de la production qu'on doit aux services productifs de la nature et à ceux des capitaux. Donc ils sont agents de la production aussi bien que le travail humain."
Et surtout, ils méritent d'être rémunérés : travail (salaire), nature (rente) et capitaux (profit)... sont donc frères... et se partagent équitablement les richesses produites... Leur confraternité permet en outre de les ranger sous un intitulé commun : les "services productifs". Ils apparaissent séparément sur le marché, et s'y soumettent en particulier au jeu, tout en délicatesse, de l'offre et de la demande dont Jean-Baptiste Say décrit le principe général dans son "Traité" : "La quantité offerte d'un produit [...] tend constamment à se proportionner à la quantité demandée ; car lorsque les producteurs offrent d'un certain produit plus qu'on demande, ils sont obligés de le céder pour un prix inférieur à celui de ses frais de production ; ce qui porte les producteurs à réduire la quantité produite : et, quand ils en offrent moins, le prix de la chose monte au-dessus de ses frais de production : ce qui porte à en augmenter la production."
Si le processus se poursuit, l'accroissement de la production ne doit-il pas se traduire par une baisse des prix qui risque de peser sur la rentabilité de l'affaire, le juge de paix étant constitué, semble-t-il par les frais de production? Mais alors, dans ce cas, nous aurions du Smith ou du Ricardo pur jus!...
C'est d'abord ce que semble écrire Say dans son "Cours" : "Quand les choses valent accidentellement plus ou moins que leurs frais de production, elles sont donc à un prix qui tend sans cesse à reprendre son niveau." Mais le Français se singularise en faisant resurgir à point nommé la fameuse "utilité" que détermine le "désir" de l'acquéreur : "Une fois que les frais de production ont déterminé le taux le plus bas auquel la création d'un produit peut être entreprise et continue, ce même taux, combiné avec l'utilité et avec la richesse des consommateurs, détermine à son tour la quantité de chaque produit que demandera le public, et par conséquent la quantité qu'on en pourra produire avec profit."
...avec profit... Voilà, semble-t-il, le meilleur endroit pour faire apparaître, tel qu'il se manifeste dans une lettre à Malthus du 4 septembre 1820, l'agacement de Ricardo à propos de Say : "Qu'est-ce qui peut le pousser à persévérer dans la représentation de l'utilité et de la valeur comme étant la même chose?"
Ce mystère, qui n'en est pas un, porte le doux nom de... lutte des classes, tout simplement.
54. Vers une collaboration des classes ?
Parvenu au long passage dans lequel David Ricardo développe la formation de la valeur d'échange d'une paire de bas à partir de l'historique de sa production, et y fait triompher - à la façon d'un John Locke - le rôle souverain du travail, Jean-Baptiste Say s'inquiète : "M. Ricardo paraît n'avoir pas compris là-dedans les profits ou l'intérêt des capitaux comme partie constituante du prix des choses."
Encore faut-il que nous ne nous trompions pas sur le sens qu'il convient de donner à une rémunération des capitaux qui doit s'étendre au-delà de la rétribution de toute activité de travail. C'est pourquoi l'adversaire déterminé de Ricardo pousse le bouchon un peu plus loin : "Lorsqu'un acheteur paie la valeur d'une paire de bas, et que le travail du planteur qui a cultivé le coton, le travail du négociant qui l'a fait venir en Europe, le travail même du constructeur qui a bâti le navire, qui a construit les métiers du fileur, du tisserand ; lorsque tous ces travaux, dis-je, font partie du prix des bas, il n'y a encore rien dans ce prix pour payer l'usage des différentes portions de capitaux qui ont servi durant l'exercice de tous ces travaux."
L'usage... et pas seulement ce qui pourrait s'appeler l'"usure" des moyens de production représentatifs eux aussi des capitaux. Notre Jean-Baptiste y insiste : "Je suppose qu'il n'y a nulle détérioration dans la valeur capitale, et que les fonds qui ont servi dans ce commerce et dans ces manufactures sont, après la production, en raison de l'entretien et de la restauration des valeurs employées, égaux à ce qu'ils étaient lorsqu'on a entrepris cette production."
Une fois extirpés les différents travaux, l'équivalent des matières premières et la part d'usure des outils et autres machines, et alors que nous en arrivons au moment de la mise en vente de notre paire de bas, "il faut nécessairement que cette production paie le profit ou l'intérêt de ces mêmes capitaux, et par conséquent que l'intérêt du capital fasse partie du prix des choses produites. On en peut dire autant du revenu des propriétaires fonciers".
Alors, et alors seulement, en ajoutant cette dernière rubrique, nous aurons atteint la "valeur d'échange" de la paire de bas, c'est-à-dire les retrouvailles, à travers elle, des trois classes que rassemble une indestructible confraternité... En effet, si les cochons sont bien gardés, chacune ne doit rien aux deux autres, puisque chacune a un "droit certain" à sa part dans la valeur totale...
Sans même nous en apercevoir, voici où nous en sommes grâce au délicieux Jean-Baptiste Say : l'une des trois classes (trois vraies sœurs !) rassemble le travail sous toutes ses formes ; quant aux deux autres, elles se partagent la propriété des moyens de production (capitaux et biens fonciers), et voient flotter au-dessus d'elles l'inénarrable bannière de... l'oisiveté.
55. Seuls les travailleurs "productifs" sont exploités
Contemporain de Ricardo et de Jean-Baptiste Say, Malthus va nous aider à préciser le point d'impact d'une lutte des classes dont le deuxième personnage cité nous a quelque peu fait perdre le fil.
Mais, avant d'en venir directement à lui, donnons un contexte à ses propos en nous retournant un instant vers Adam Smith (c'est-à-dire une cinquantaine d'années en arrière) et vers sa conception, embarrassée mais certaine, du travail comme seul producteur de la valeur économique.
Cette aptitude particulière du travail suffit-elle pour qu'on puisse dire de lui qu'en toute circonstance, il serait "productif" (de valeur!...)? Que non! Et voici pourquoi, selon le "père" de l'économie politique classique : "Il y a une sorte de travail qui ajoute de la valeur à l'objet sur lequel il s'exerce ; il en est un autre qui n'a pas le même effet. Le premier, comme il produit de la valeur, peut être appelé travail productif ; le second, travail improductif. Ainsi, le travail d'un ouvrier de l'industrie ajoute généralement à la valeur des matériaux qu'il façonne la valeur de son propre entretien et celle du profit de son maître. Le travail d'un domestique, au contraire, n'ajoute de la valeur à rien."
Par conséquent, si même la tâche d'un ouvrier se trouvait être équivalente en difficulté, etc., à celle d'un domestique, et si leur rémunération était exactement la même, l'un serait productif, l'autre improductif ; l'un serait "exploité", l'autre pas ; l'un produirait du "profit", l'autre rien.
Veut-on maintenant une savoureuse petite liste de ces travailleurs "improductifs" qu'Adam Smith déteste par-dessus tout? Il nous la fournit aussitôt : "Le souverain, par exemple, ainsi que tous les officiers de l'infanterie et les magistrats à son service, l'armée tout entière, toute la flotte sont autant de travailleurs improductifs. Ils sont serviteurs de l'Etat et vivent d'une partie du produit annuel du travail d'autrui."
Or, ce sont justement ces gens-là que Malthus juge d'autant plus importants, pour l'économie, qu'à la caractéristique d'être "improductifs", ils ajoutent celle, tout aussi remarquable et digne de respect, d'être... consommateurs d'une partie importante de la richesse produite... Voilà qui peut nous conduire très loin, et au moins jusqu'à John Maynard Keynes... Mais arrêtons-nous, pour l'instant, à Malthus.